Fabrice Arfi est journaliste et coresponsable du pôle enquêtes à Mediapart. En septembre 2018, il publie D’argent et de sang aux éditions du Seuil. Ce livre raconte la plus grosse arnaque française qui s’est jouée de la taxe carbone imposée aux entreprises pour lutter contre la pollution. Il nous plonge alors au cœur d’un système mafieux digne d’un grand film d’action américain. Pourtant, ça se passe bien en France.

Fabrice Arfi, auteur D’argent et de sang
(Photo : Lydia Menez / EPJT)

Selon vous, une mafia française existe-t-elle ? 

Fabrice Arfi. En France, on a peur du mot mafia. On parle du grand banditisme ou du gang de la brise de mer pour des phénomènes bien mafieux. Une mafia est à l’œuvre dans l’affaire de la taxe carbone. En la traquant, j’ai découvert que tous les ingrédients d’un film scorsésien, et même d’une tragédie shakespearienne, étaient sous nos yeux, à Paris. C’est ce qui m’a donné envie d’en faire un livre. En grand fan de Scorsese, j’y raconte l’histoire des Affranchis français. Grâce au capitalisme des casinos, ces escrocs ont réalisé un braquage sur le dos du droit à l’environnement. Mais l’affaire financière a vite basculé dans le sang et la décadence criminelle. Entre cinq et sept assassinats y seraient liés.

D’où vient votre intérêt pour le trio d’escrocs le plus puissant de France ? 

F. A. Les deux gamins de Belleville sont nés dans une famille et un quartier très populaires, ont arrêté l’école tôt et vite compris que leur prospérité se ferait en dehors des limites du code pénal. Le blouson doré de l’affaire a grandi à l’autre bout de la géographie parisienne mais aussi de l’échelle sociale, dans le quartier chic du XVIe arrondissement. L’histoire est à la fois intime et politique dans un moment d’époque : la rencontre de trois personnages formant le trio infernal de l’escroquerie française. Je n’ai aucune attirance pour ces héros et leur morale mais j’avoue être fasciné par leurs profils.

Votre livre dénonce un silence politique. Pourquoi l’État n’en parle-t-il pas ? 

F. A. Contrairement à ce que les escrocs ont voulu faire croire, l’État n’est pas complice de l’arnaque. En revanche, une forme d’arrogance, d’incompétence et de complaisance lui ont fourni la honte. C’est la plus grande escroquerie que la France n’ait jamais connu. Des milliards d’euros ont été dérobés au nez et à la barbe de l’État en seulement 8 mois sur une bourse carbone. Cette dernière devait lutter contre le réchauffement climatique – l’enjeu le plus important de notre époque – mais a finalement créé un lieu dévoré par les mafias. Le gouvernement a jeté un voile pudique sur cette histoire. Pourtant, elle en dit long sur l’atrophie du contrôle et les prisons idéologiques dans lesquelles s’enferment certains responsables politiques.

Vous avez rencontré Marco Mouly, l’un des trois leaders de l’arnaque, que vous a apporté cette rencontre ?

F. A. J’ai contacté Marco Mouly pendant plusieurs semaines en vain. Il est finalement venu à moi. Après la publication d’un article sur lui, il a fait appeler le standard du journal pour me rencontrer le jour même. Il m’a donné rendez-vous dans un centre esthétique de luxe pour hommes ; la scène était pittoresque. Il voulait me voir car il jugeait que la photo publiée ne rendait pas hommage à son physique. En réalité, nous avons discuté pendant 3 heures et nous sommes revus à plusieurs reprises. 

Ça m’a été très utile, notamment pour pénétrer son monde. Il a été condamné en première instance pour avoir œuvré dans cette arnaque. Mais tout le monde a un propos. Même les grands menteurs disent des bouts de vérité. Mon métier est de les cerner en accumulant les faits. Le journaliste doit parler à tout le monde tout le temps, même à ceux dont la moralité n’est pas au rendez-vous.

Vous avez eu accès à de très nombreuses informations policières et judiciaires. Vous donnez même des numéros de comptes et le montant de virements bancaires. Donner ces détails est un gage de sécurité ou plutôt un risque ? 

F. A. Tous les comptes sont saisis donc ça n’est pas risqué. Ces détails permettent de remporter la conviction du lecteur sur la qualité du travail journalistique. J’ai écrit un roman sans fiction et je voulais qu’en fermant le livre, on se dise : « Tout est vrai, il n’a rien inventé. » La crédibilité d’une histoire ne repose pas simplement sur son message essentiel mais sur les précisions données. 

Dans le film Depuis Mediapart, la réalisatrice explique : « À Mediapart, tout est sujet à enquête et toute enquête est politique. » Êtes-vous d’accord ? 

F. A. Si le mot politique concerne la chose publique – ce qui nous appartient et fait la société, je pense que tout travail journalistique est politique. Mais si on entend politique au sens partisan, je ne me retrouve pas dans ce propos. Je suis pour l’engagement mais pas pour le militantisme dans le journalisme. Le militantisme vous empêche de voir ce qui est en dehors de vos convictions. À l’inverse, tous les journalistes sont engagés pour leur travail et pour la vérité. Par exemple, je suis engagé dans la lutte contre la corruption qui est une tragédie aussi grave que le chômage ou le déficit public selon moi. 

Dans ce même film, vous expliquez faire un travail consensuel par opposition à ceux qui qualifient le journalisme d’investigation de subversif. En quoi ce livre est-il consensuel ? 

F. A. L’escroquerie à la taxe carbone a coûté entre 1,6 et 3 milliards d’euros au contribuable français. Cet argent a été pris dans les poches de ceux qui payent des impôts. Pourtant, l’impôt correspond à la solidarité nationale et finance les services publics. Faire ce type d’escroquerie, c’est rentrer dans les écoles, hôpitaux ou commissariats et défoncer le matériel. Nous sommes tous les victimes invisibles de la fraude fiscale. Frauder le fisc, c’est subversif. Le dénoncer, c’est consensuel.

Propos recueillis par Manon Van Overbeck