Journalisme d'investigation, une histoire de temps

Pédophilie dans l’Église, chasseurs de bourreaux et harcèlement sexuel à l’Unef. Les trois journalistes derrière ces trois enquêtes ont eu besoin de temps pour approfondir le sujet.

Plusieurs mois d’enquête pour une heure d’émission ou quelques paragraphes à lire. Partir d’une intuition et parcourir des centaines de kilomètres. L’investigation demande du temps et de l’énergie aux journalistes, tous animés par le même but : révéler des infos. Trois journalistes racontent leur histoire, leur travail, leur investigation.

« L’investigation, c’est des emmerdes. » C’est avec ces quelques mots que Martin Boudot, journaliste d’investigation pour Cash Investigation, l’émission phare de France 2, résume son long travail. En mars 2017, lorsque son émission « Pédophilie dans l’église : le poids du silence » est diffusée, les réactions sont immédiates « comme pour toutes les autres émissions de Cash ». Entre l’idée du sujet et la diffusion, une longue année de recherches, de rencontres et de voyages à travers le monde s’est écoulée. « Sur un an, j’ai quarante jours de tournage pour moi tout seul. C’est à dire sans les moments d’Élise [Lucet]. Ensuite, c’est soixante-dix jours de montage. » Martin Boudot a passé énormément de temps à la rédaction à travailler sur des documents, à chercher des spécialistes, des traducteurs. « Avant de partir sur le terrain, il faut connaître son sujet sur le bout des doigts. Le drame aujourd’hui, c’est que les journalistes partent sans rien savoir. » Car un journaliste doit être prêt à tout affronter lors de l’investigation, notamment savoir gérer les ralentissements : « L’enquête, c’est un vrai marathon. » Certaines négociations peuvent prendre des semaines. « Ce qui nous a pris du temps, c’est de pouvoir aller au Vatican et trouver une personne de l’Église qui réponde à nos questions. »

Un travail sur l’instinct

Les journalistes d’investigation sont des Sherlock en herbe. Ils travaillent seuls lors des recherches, doivent suivre leurs intuitions et trouver des preuves pour démontrer la vérité. À l’origine de l’enquête sur les prêtres, le film Spotlight de Tom McCarthy. « Avant le générique de fin, il y a une liste de villes où des prêtres pédophiles ont été déplacés. Je me suis aperçu qu’il y en avait une en France, Caen. Au même moment, à Lyon, l’association Parole libérée [qui vient en aide aux victimes d’actes pédophiles, ndlr] a commencé à faire parler d’elle. Je me suis dit que cela valait le coup de creuser. » Bonne pioche. Cette simple intuition devient une enquête qui fait trembler l’Église, aussi bien française que mondiale. « Presque un an après sa sortie, l’émission a toujours des retombées. Elle vient d’être diffusée aux Pays-Bas où les journalistes ont décidé de reprendre le sujet pour faire leur propre enquête. »

« L’enquête, c’est énormément de rencontres et une sorte de cercle vicieux », estime Émilie Blachère, reporter chez Paris Match et auteure de Une fleur sur les cadavres. « À force d’ouvrir des tiroirs, on découvre de nouvelles choses et on a envie de continuer à enquêter. » Complexe et passionnante, son enquête sur les victimes des guerres en Syrie et en Irak a fait son quotidien pendant plus d’un an et demi. « Rien que pour défricher le sujet et voir qui je pouvais contacter, j’ai eu besoin d’un mois. »

Le plus long est de gagner la confiance des interlocuteurs. Il lui a parfois fallu quatre mois. Contrainte par le temps et les calibrages, elle a écrit pour son magazine un papier de 9000 signes, soit à peu près un dixième de ce qu’elle avait vu, lu, assimilé. Frustrée mais déterminée, elle décide de se lancer dans l’écriture d’un livre. « L’avantage quand on décide de faire de son enquête un livre, c’est que les gens se méfient moins. Ils se disent qu’on va vraiment creuser les choses. On ne reste pas superficiel, même dans les personnages. »

Et elle l’a fait, 288 pages, une cinquantaine d’entretiens. Si ce n’est pas elle qui a proposé le sujet, elle s’y est consacrée corps et âme pendant deux ans. Ce sujet lui tenait particulièrement à cœur. Son compagnon photographe, Rémi, a été assassiné en février 2012 à Homs, en plein conflit syrien. « J’ai choisi les personnages en fonction de leur crédibilité auprès des Nations Unies. » Heureuse d’avoir fait son travail de journaliste en écrivant un message d’espoir. En montrant qu’on se relève de tout, même après l’horreur de la guerre.

Un déclic étrange

« C’était une enquête unique ». Trois mois d’investigation, 16 témoignages, plus de 40 interviews et une enquête : « Viols, agressions, harcèlement : Les témoignages qui accablent l’Unef ». Pour Laure Bretton, journaliste à Libération, c’est la conclusion d’un travail de longue haleine. À l’origine de ce papier, un déclic étrange. « C’était début octobre, après le week-end de l’affaire Weinstein et du #balancetonporc. Pendant une interview avec Benoît Hamon, il avoue qu’il y a eu des cas de harcèlement sexuel au sein de son équipe, pendant la campagne présidentielle ». À partir de ce moment, Laure Bretton ne se pose pas de questions et commence à creuser. Mais le problème de l’investigation, c’est qu’une enquête en cache souvent une autre. « Pendant que je cherche sur l’équipe de campagne, je découvre d’autres choses sur le Mouvement des jeunes socialistes (MJS) et l’Unef. »

Plusieurs pistes s’ouvrent alors à elle. Chacune fera l’objet d’une enquête approfondie. Une fois l’enquête sur le MJS publiée, l’investigation continue du côté du syndicat étudiant. « Cette enquête a été très particulière. L’Unef est une organisation très fermée, pyramidale et qui s’ouvre très peu ». Dans ce contexte, enquêter devient un vrai parcours du combattant. « C’était dur parce qu’ils se parlaient tous entre eux. Tout le monde savait qui on cherchait, qui on voulait rencontrer… Il nous fallait donc encore plus de témoignages ». Un véritable  travail de fourmi pour recouper, vérifier et retranscrire.

« Nous n’avons aucun doute sur les témoignages »

Plus de quarante interviews ont été nécessaires pour réaliser cette longue enquête et trouver des témoins et des preuves afin de s’assurer de la véracité des faits qui sont racontés. Pour enfin pouvoir affirmer : « Nous n’avons aucun doute sur les témoignages que l’on a publié et aucun doute sur le déroulement des faits que nous racontons. »

Les seize témoignages recueillis sont autant de parcours, d’histoires et de femmes différentes qu’il faut rassurer et écouter. « Le journaliste est parfois la première personne à qui les victimes se confient ». Si les victimes parviennent souvent à se libérer, l’impact sur les journalistes est aussi bien réel : « Du point de vue personnel, ce n’est pas facile d’écouter ces récits parfois très crus, qui touchent à l’intimité de ces femmes. »

Prendre le temps de se déplacer, de rencontrer ces femmes et de les écouter. C’est  parfois le seul moyen pour que leur parole se libère. « Beaucoup de femmes qui ont témoigné sont en couple aujourd’hui. Elles n’ont pas parlé de ça à leur compagnon et à leur entourage ». Briser le silence est un défi de taille. Il était inconcevable de ne pas le relever pour Laure Bretton. « En France, on a fait très peu d’enquête sur le sujet du harcèlement ou des agressions sexuelles. Aujourd’hui, des femmes nous écrivent des lettres, des mails, nous racontent leurs histoires. Elles savent qu’à Libé, on va mener l’enquête. »

Si toutes ces enquêtes ont pu être réalisées, c’est grâce à une seule chose : le temps. Le temps qui a été accordé à ces trois journalistes pour creuser leur sujet, rencontrer des personnes, trouver des preuves… Cela leur a permis de réaliser un travail journalistique hors du commun. Aujourd’hui, être journaliste et avoir du temps pour réaliser des sujets en profondeur est un luxe. Un luxe que les rédactions doivent continuer à accorder.

 Manon Brethonnet, Clara Gaillot et Valériane Gouban