À l’heure où la quasi-totalité des journaux et des magazines a tissé sa toile sur Internet, Le Canard Enchaîné ne s’est toujours pas converti au format numérique. Un pari qui s’est avéré gagnant jusqu’à maintenant, mais dans dix ans ?

Photo : Martin Esposito

« Les 600 000 euros gagnés par Penelope qui empoisonnent Fillon ». Le 25 janvier 2017, Le Canard Enchaîné a encore imposé son style. Il a réalisé ce qu’il fait le mieux depuis plus de cent ans maintenant : bouleverser le paysage politique français. Chaque mercredi suivant, l’hebdomadaire satirique a révélé de nouveaux éléments dans l’affaire d’emploi présumé fictif par le candidat Les Républicains. Après être passé à côté du scandale Cahuzac, ou des “Football Leaks”, Le Canard a repris du poil de la bête.

 

Capable de faire tomber le favori de la prochaine élection présidentielle, il incarne à lui seul le rôle de quatrième pouvoir de la presse. Depuis sa création en 1916, le palmipède semble avoir traversé un siècle de sa vie dans sa bulle dorée, hermétique à tout changement, dans une société qui n’a cessé d’évoluer. Les médias, Internet, les réseaux sociaux… Notre quotidien se transforme à grande vitesse quand Le Canard avance à contre courant. Sans rien perdre de sa superbe.

Un aspect traditionnel…

Mais il faut bien se mettre en accord avec son temps. Voilà pourquoi la une est publiée en avant-première, tous les mardis soirs, sur le compte Twitter, et le site du journal, créé pour éviter les détournements. C’est tout. La rédaction se justifie : « Non, en dépit des apparences, Le Canard ne vient pas barboter sur le Net. Ce n’est pas faute d’y avoir été invité par des opérateurs plus ou moins bien intentionnés, et parfois par des lecteurs qui aimeraient bien lire en ligne leur hebdomadaire préféré. Mais notre métier, c’est d’informer et de distraire nos lecteurs, avec du papier journal et de l’encre. »

 

Ainsi, le temps passe et la marque de fabrique de l’hebdomadaire satirique perdure. Tant sur le fond, que sur la forme : un grand cahier de huit pages en noir et blanc, sans image ni publicité. « Ce qui compte chez eux, c’est la qualité des sujets », explique Pierre-Édouard Deldique, journaliste à Radio France internationale et co-auteur du récit Les Plaisirs du journalisme. « Le numérique ne correspond pas à leur façon de faire. Les enquêtes peuvent durer des mois. Ce qui demeure incompatible avec le rythme des réseaux sociaux. »

 

C’est aussi un des derniers titres de presse papier à être possédé entièrement par les journalistes de sa rédaction. Il est indépendant depuis toujours. « Quand un rédacteur part, ses actions sont redistribuées à l’intérieur du journal. Il n’y a jamais eu de dividendes », témoigne Claude Angeli, chroniqueur et ancien rédacteur en chef, entre 1991 et 2012. « Cela permet d’avoir une réserve. En cas de baisse des tirages, le prix n’augmenterait pas. »

des enjeux contemporains

À 1 € 20 l’unité, Le Canard Enchaîné est, aujourd’hui, un des rares journaux capables de tirer un bénéfice, dans un contexte de crises économique et déontologique. Il emploie aujourd’hui trente journalistes, dont neuf dessinateurs, ainsi que de nombreux pigistes. Près de 400 000 exemplaires sont vendus, chaque semaine, en moyenne. Le chiffre d’affaires annuel est d’environ 24 millions d’euros, soit 2 millions de marge après déduction des impôts. Une recette miracle ? « Il faut constamment surprendre les gens, leur apprendre quelque chose », met en évidence Claude Angeli. « Je pense que la presse a une grande responsabilité par rapport à l’absentéisme. » « En tout cas, Le Canard Enchaîné a vraiment intérêt à cultiver cette singularité », renchérit Pierre-Édouard Deldique.

 

D’autres ont misé sur web, comme le pure player d’Edwy Plenel Mediapart. « Une vieille institution endormie sur ses lauriers fanés » face à « un jeune média mordant et moderne », comparait M, le magazine du Monde. Une nouvelle concurrence qui pour l’instant n’a pas bousculer le format “tout papier” du Canard qui continue à vendre XXX. Si l’hebdomadaire parvient à fidéliser ses lecteurs actuels, qu’en sera-t-il pour les générations futures, bercées par les nouvelles technologies ? Pour l’instant, le Canard continue tranquillement de barboter sur son cahier de huit pages chaque mercredi. Claude Angeli l’assure, « On devrait traverser cette période sans sacrifice, ni plan social. »

Simon Bolle et Manon Vautier-Chollet