Photo : Irène Prigent/EPJT

Caroline Hayek est une journaliste franco-libanaise installée au Liban. Après sa série de reportages sur les explosions qui ont touché Beyrouth, elle a été récompensée du prix Albert Londres 2021. Elle continue aujourd’hui d’enquêter sur des sujets de société au sein du quotidien francophone L’Orient-Le jour. Elle évoque les difficultés rencontrées dans ce pays marqué par la guerre civile et la crise économique.

Pourquoi avoir choisi de travailler au Liban ?

Caroline Hayek. Parce que c’est mon pays, je suis franco-libanaise. Je suis née au Liban et j’ai grandi au Liban. Quand je suis rentrée [au Liban] fin 2010 après mes études en France, je n’avais pas en vue le métier de journaliste. J’ai travaillé auprès d’architectes dans le design. A un moment donné, je me suis dit : « stop », il faut que je revienne auprès de ce que j’aime faire, c’est-à-dire écrire. Je me suis lancée en tant que pigiste pour des magazines notamment culturels. J’ai ensuite trouvé un poste à l’Orient-Le-Jour. On m’a fait confiance alors que j’avais vraiment très peu d’expérience. Cela fait sept ans maintenant que je travaille là-bas et j’en suis très heureuse.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux reportages de société ?

C. H. Au début, je couvrais essentiellement la guerre syrienne depuis Beyrouth. On n’y allait pas pour des raisons sécuritaires et notamment budgétaires. Quand je suis passée aux informations locales, je me suis intéressée à plusieurs problématiques. Juste après les explosions du port de Beyrouth, j’ai voulu donner la parole aux Beyrouthins mais également aux réfugiés syriens qui ont souffert de ces explosions. De fil en aiguille, j’ai couvert plusieurs thématiques de société, notamment la pédophilie au sein de l’église au Liban. Je suis aussi beaucoup les élections législatives qui vont se dérouler en mai normalement. C’est une période assez intéressante et enrichissante au Liban.

Quels obstacles rencontrez-vous dans l’exercice de votre métier quand vous vous confrontez à de tels sujets ?

C. H. Au sein de la rédaction, je ne suis pas entravée. On a vraiment le champ libre parce qu’on est un média indépendant. Nos actionnaires ont leurs business à l’étranger donc on ne dépend pas des partis politiques, ni de pays étrangers. Ils n’interfèrent jamais dans nos choix rédactionnels. En revanche, on a parfois des réactions assez terribles de la part de nos lecteurs. Je reprends le cas de la pédophilie au sein de l’église. Quand on s’attaque à un membre au sein d’une communauté religieuse, c’est toute la communauté qui monte au créneau et c’est assez compliqué à gérer. Quand je traite la question des réfugiés syriens, il y a beaucoup de racisme. C’est très dur de faire bouger les lignes et de combattre les stéréotypes au quotidien.

Avez-vous déjà subi des pressions ou des menaces ?

C. H. Jamais de menaces. Des pressions, oui. Des appels ici et là…Des personnes qui demandent : « Qu’est-ce que tu prépares ? » ou bien qui disent « Ça on préfère ne pas en parler ». J’ai quelques procès sur le dos notamment de business men syriens, proches du régime de Bachar Al Assad. Je ne suis pas trop inquiète. On va bientôt sortir une enquête sur les écoles financées par le Hezbollah. Pour cet article, on s’est heurtés à plusieurs obstacles, mais sans jamais recevoir de menaces, parce que tout le monde sait déjà la plupart des informations que l’on a rassemblées.

Comment avez-vous procédé lors de votre enquête sur les familles réfugiées syriennes victimes des explosions ?

C. H. En couvrant la guerre syrienne pendant six ans, j’ai monté un grand réseau en Syrie et au Liban. De fil en aiguille, j’ai interrogé une personne puis une autre. Je me suis laissée guider jusqu’à trouver des familles qui ont malheureusement été touchées. Les réseaux sociaux sont aussi des outils merveilleux parce que tout le monde partage ses expériences. C’est comme ça que j’ai pu trouver certaines familles endeuillées.

Les explosions du 4 août ont-elles marqué un changement dans la profession de journaliste ?

C. H. Je ne dirais pas après les explosions. C’est surtout à cause de la crise économique. Parce que vivre en tant que journaliste au Liban quand vous êtes payés des cacahuètes, ce n’est plus possible. J’ai de la chance parce qu’avec notre rédaction, on tient le coup. Nos actionnaires investissent beaucoup pour nous garder. Mais beaucoup de journalistes franco-libanais ou qui ont une autre nationalité ont été nombreux à songer à partir pour trouver pour trouver un emploi à l’étranger.

On sait que la guerre du Liban a marqué le pays. Pourtant, on ne l’apprend pas à l’école. Quelle est la place des journalistes dans la transmission de l’histoire de la guerre civile libanaise?

C. H. Bien sûr, il faut en parler ! Moi j’aime beaucoup l’évoquer avec les anciennes générations qui l’ont connue [la guerre] de près. Mais c’est encore un sujet très tabou. Chaque Libanais a sa version, c’était une guerre entre frères. J’ai constaté au moment de la révolution en octobre 2019 que les jeunes ont très peu de notions de cette guerre. Ils ne savent pas vraiment ce qu’il s’est passé parce qu’on ne l’apprend pas à l’école. Notre rôle à nous en tant que journaliste, c’est de couvrir l’actualité mais aussi de rappeler toutes les horreurs qui se sont passées pour que cela ne se reproduise plus.

L’État essaye-t-il d’effacer les traces de la guerre ?

C. H. Pas d’effacer les traces mais en tout cas, il occulte tout ce qu’il s’est passé.

 

 

 

Recueilli par Irène Prigent/EPJT et Nadia Vossen/IHECS