Depuis 2011, des réformes ont été entreprises pour réformer le paysage médiatique tunisien, mais des changements restent encore à effectuer. Illustration Photo Google Street view / Montage Benoist Pasteau

La chute de Ben Ali en 2011 a bouleversé le paysage médiatique tunisien. En sept ans, la presse s’est libéralisée. Mais les rédactions doivent encore se professionnaliser.

« Ils m’ont demandé l’identité et le contact d’une personne que j’avais interviewée la veille… » Mathieu Galtier, journaliste freelance français basé en Tunisie, ne raconte pas une histoire ancienne. Il évoque un épisode d’autant plus étonnant qu’il a eu lieu en janvier 2018, lors de manifestations contre l’inflation à Tebourba, à une trentaine de kilomètres de Tunis.

Le lendemain de ce rassemblement, des agents de la garde nationale se rendent à son domicile. « Tout s’est passé de manière cordiale, je n’ai pas été menacé », se souvient-t-il. Les agents l’ont tout de même conduit au poste. Après une heure d’entretien, Mathieu Galtier a pu sortir. Sans avoir divulgué le nom de son interlocuteur rencontré la veille.

Cet épisode n’est pas un cas isolé. Les exemples d’entrave au travail des journalistes et de pressions à leur encontre sont multiples durant ces manifestations. En février 2018, Néji Bghouri, président du Syndicat national des journalistes tunisiens, s’est même inquiété d’un retour aux méthodes en vigueur sous le régime autoritaire de Zine el-Abidine Ben Ali, président de la Tunisie de 1987 à 2011. Les médias étaient alors régis par un ministère de la communication qui s’assurait qu’aucun article critique à l’égard du pouvoir ne soit publié.

En janvier 2011, la révolution de jasmin pousse Ben Ali à quitter le pouvoir. Très rapidement, le gouvernement provisoire a certes aboli le ministère de la Communication et le code de la presse, pour garantir plus de libertés aux médias tunisiens. Mais sept ans après, la transition n’est toujours pas aboutie. « Aujourd’hui, le paysage médiatique tunisien se caractérise par un flou. Il n’a pas été assez réformé en profondeur. Il est déchiré entre le désir de tendre vers plus de démocratie et un retour à l’ancien temps, aux anciennes pratiques », analyse Larbi Chouikha, professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information de Tunis (Ipsi) et auteur de plusieurs ouvrages sur les médias tunisiens.

S’adapter à la liberté de la presse

Après la chute de Ben Ali, le paysage médiatique tunisien évolue en très peu de temps. De nouveaux titres font leur apparition, et certains, déjà existants, comme la radio Tataouine ou le pure player Nawaat changent en profondeur. Les journalistes doivent s’adapter à cette libération soudaine de la presse. « Sous Ben Ali, les médias étatiques, censés être les médias du service public, reproduisaient en fait la parole officielle du pouvoir. Du jour au lendemain, ces médias étaient libres de produire leurs contenus, de couvrir l’actualité des partis politiques, des mouvements sociaux ou des régions. Des choses qu’ils n’avaient pas l’habitude de faire auparavant », note Souhaieb Khayati, directeur du bureau Afrique du Nord de Reporters sans frontières (RSF). Certains journalistes éprouvent alors des difficultés à se défaire de leurs anciennes méthodes de travail. Selon Larbi Chouikha, des « journalistes sont prisonniers des anciennes chaînes » et de leurs méthodes de travail asservies.

La parole des journalistes s’est pourtant rapidement libérée, selon Souhaieb Khayati : « On trouve des caricatures du président dans de nombreux médias. À la télévision, les débats contradictoires sont très présents également. Même si tout n’est pas parfait et que certains points restent à améliorer, nous nous rapprochons de plus en plus des standards occidentaux en matière de liberté de la presse ».

Frida Dahmani, journaliste tunisienne à Jeune Afrique, confirme ces propos : « Aujourd’hui je peux parler de tout, sans me dire que mon média sera censuré. Je peux mener des enquêtes sans devoir demander des autorisations ou faire des reportages sans déclarer que je me rends dans telle entreprise ou dans tel secteur géographique. »

Cependant, lors de moments de forte tension dans le pays, les journalistes tunisiens voient parfois leur travail entravé ou subissent des pressions. Cela a notamment été le cas lors des manifestations de 2012 et de 2013, et plus récemment au début de l’année 2018.

C’est aussi vrai dans le traitement de sujets sensibles, comme des affaires liées au terrorisme, dans un pays où l’état d’urgence est en vigueur depuis 2015. Pour Souhaieb Khayati de RSF, ces dérives passagères ne sont pas le fruit du pouvoir ou du gouvernement en place. « Il s’agit de mauvaises pratiques de certains policiers qui officiaient déjà sous Ben Ali et qui n’ont pas changé leur manière de travailler. »

Réformer de l’intérieur

Pour garantir cette liberté de ton et d’expression dans les médias et affirmer leur indépendance par rapport au pouvoir, plusieurs lois sont promulguées et des instances sont créées dans les mois qui suivent le départ de Ben Ali. C’est le cas de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), qui voit le jour en 2013. Son rôle est de réformer et de réguler le paysage audiovisuel dans un contexte de transition démocratique.

Toutefois, la transformation des anciens médias gouvernementaux vers des médias de service public reste délicate. « La notion de service public n’est toujours pas clairement définie », indique Larbi Chouikha. Pour ce dernier, les réformes doivent également venir de l’intérieur, des journalistes eux-mêmes. « Il faut prendre des mesures structurelles, en définissant précisément ce qu’est une entreprise de presse. Il faut aussi plus de transparence autour de la ligne éditoriale et des financements ». Preuve en est, dans certains journaux, les conférences de rédaction n’existent pas.  Au sein des entreprises de presse, les journalistes semblent alors livrés à eux-mêmes.

« La situation des journalistes tunisiens doit être améliorée. Ils sont défavorisés socialement car leur métier est précaire », explique Souhaieb Khayati, qui pointe également un manque de moyens financiers dans les entreprises de presse. Les élections législatives et présidentielles se profilent à l’horizon : elles se tiendront en octobre 2019.  Pour le secteur médiatique tunisien, ces échéances – en fonction de leur résultat – pourraient provoquer un nouveau tournant.

Hugo Girard, Romain Pichon et Ewen Renou