La coopération entre journalistes du continent africain peut permettre de faire face aux différentes pressions et menaces. Illustration Noé Poitevin

En Afrique, où la liberté de la presse reste parfois un combat, des journalistes choisissent de se regrouper. Si les West Africa Leaks ont eu un écho mondial, nombre d’autres projets peinent à livrer des résultats tangibles.

« Aujourd’hui on compte 27 pays africains sur 55 classés rouge ou noir d’après la carte sur la liberté de la presse parue en mars dernier », explique Arnaud Froger, directeur du bureau de Reporters sans frontières (RSF) pour l’Afrique subsaharienne. Les médias d’une partie importante du continent connaissent donc une situation difficile voire très grave. « Dans beaucoup de ces pays, la pratique journalistique se développe dans un contexte assez précaire, avance Marie-Soleil Frère, chercheuse belge spécialisée dans la question des médias et du journalisme en Afrique. Les journalistes sont exposés à des violences politiques et militaires, mais aussi à des pressions économiques. » « La coopération entre journalistes pour enquêter et défendre leur profession s’est surtout développée parce qu’ils rencontraient des difficultés avec les gouvernants », abonde sa consoeure Annie Lenoble-Bart, universitaire à Bordeaux.

Si les journalistes s’unissent au sein d’organisations internationales, c’est aussi pour faire connaître leurs combats auprès d’organismes défenseurs des droits des journalistes et de la liberté de la presse comme RSF ou les Nations unies. De plus « beaucoup d’associations se sont créées à la demande de partenaires internationaux qui ont intérêt à collaborer avec des journalistes en Afrique, expose Marie-Soleil Frère. Grâce à ça, des journalistes ont accès à des formations, du matériel et des opportunités. »

Le ciment francophone

Fédérations, associations, unions ou encore consortiums : sous ces différentes appellations, des structures qui ont vocation à faciliter les échanges entre professionnels. « On compte souvent une ou deux grosses associations par pays, décrit Marie-Soleil Frère : l’association historique, qui regroupe les journalistes de la presse publique, et celle des journalistes de la presse privée. » A l’échelon supérieur, on retrouve les fédérations, qui regroupent et « chapeautent » plusieurs associations de différents pays, comme la Fédération internationale des journalistes (FIJ). La plupart de ces grandes fédérations sont soutenues par des bailleurs de fonds internationaux : RSF, l’UNESCO, l’Open Society Initiative for West Africa (OSIWA), etc.

En Afrique de l’Ouest, la francophonie – comme l’anglophonie- est souvent un dénominateur commun qui facilite la mise en réseau. Les journalistes peuvent aussi se regrouper par domaine ou par média, ou encore s’ils ont des intérêts communs. C’est le cas des regroupements de femmes journalistes. « En Afrique, la place des femmes dans la profession reflète celle qu’elles occupent dans la société. C’est important pour elles de constituer une force pour défendre leurs droits. », constate la journaliste sénégalaise Eugénie Rokhaya Aw, l’une des fondatrices de l’Association des professionnelles africaines de la communication (APAC).

Mais depuis quand ces organisations se multiplient-elles ? « Elles se sont créées pendant la colonisation, puis se sont développées après les indépendances », répond Annie Lenoble-Bart. Et plus précisément à la faveur des progrès des libertés de la presse et d’expression. Pour Marie-Soleil Frère, cela explique pourquoi ces associations sont plus nombreuses en Afrique de l’Ouest qu’au Maghreb ou en Afrique centrale : « La liberté d’expression est plus récente en Tunisie par exemple, alors qu’elle remonte au début des années 1990 en Afrique subsaharienne. »

L’union fait la force

Ces organisations garantissent globalement plus de stabilité et de sécurité aux journalistes. C’est le cas de la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation, du nom du journaliste burkinabé assassiné il y a presque 20 ans : « La Cenozo permet aux journalistes qui pratiquent l’investigation de le faire dans des conditions optimales : ils ont accès à des informations d’autres pays, à des bases de données, ils sont suivis par un comité éditorial et par un comité juridique, pour que l’enquête ne soit pas attaquable », détaille Arnaud Ouedraogo, journaliste burkinabé chargé de programme de l’association. Les regroupements, en particulier de journalistes d’investigation, pèsent beaucoup plus lourd face aux pouvoirs, qui les prennent donc plus au sérieux. « La notoriété offre une forme de protection », assure Arnaud Froger.

Des associations fantômes

Malgré ces ambitions, les faits ne suivent pas toujours. « Il y a pléthore d’associations qui n’existent que de nom : pas de statut juridique, pas de budget, pas de programme, lance Marie-Soleil Frère. Elles tournent autour d’un seul individu et leur vocation réelle n’est pas d’amener des améliorations ou des changements dans la pratique professionnelle. » Ainsi, si certaines associations effectuent un travail reconnu, d’autres ne sont ni fiables, ni efficaces, et parfois même politisées. « Beaucoup de médias sont étiquetés comme proches d’un parti en Afrique francophone, et les journalistes sont alors autant des militants que des journalistes, poursuit Marie-Soleil Frère. Même derrière les associations dites “alternatives”, il y a des logiques politiques. »

Les West Africa Leaks pour modèle

Parmi les différentes formes de coopération qui donnent satisfaction, on trouve les consortiums de journalistes d’investigation. En témoigne le prix « Best practices » de la National association of black journalists (Nabj) attribué au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à la Cenozo pour les West Africa Leaks. Cette collaboration a rassemblé treize journalistes venus de onze pays africains pendant plusieurs mois. Leurs enquêtes ont conduit, en mai 2018, à la mise en cause d’hommes politiques, soupçonnés de détournements fiscaux. Un projet de ce type doit être mûrement réfléchi avant d’être lancé, d’autant plus quand l’initiateur de l’enquête ne maîtrise pas parfaitement les intentions et intérêts des acteurs sur le terrain. « Il faut beaucoup de travail jusqu’à ce qu’on trouve le bon partenaire à qui l’on peut faire confiance, détaille Will Fitzgibbon, journaliste coordinateur du West Africa Leaks. Ma principale peur, c’est de donner à un journaliste l’accès à une base de données comme les Panama Papers, pour découvrir ensuite qu’il a tout fait fuiter ».

Un retentissement mondial

« La coopération peut aussi permettre au journalisme africain d’émerger à l’échelle internationale et de faire entendre sa voix », analyse Ignace Sossou, membre de la Cenozo. Les journalistes peuvent ainsi sortir des histoires sur leur pays, souvent accaparées par des médias occidentaux qui ont certes plus de moyens mais parfois une connaissance relative du terrain. Dans le projet West Africa Leaks, ce sont d’ailleurs des journalistes africains qui se sont illustrés. Comme cette journaliste du Cap-Vert dont se souvient Will Fitzgibbon : « Elle a ouvert la base de données concernant les Swiss Leaks […] et dans la liste, elle a repéré le nom d’un Capverdien qu’elle savait impliqué dans des affaires douteuses. En quatre ans, une centaine de journalistes avait consulté ces données, et aucun ne s’était questionné sur son cas ». C’est pour encourager de telles initiatives fructueuses de coopération entre journalistes, notamment africains, que  les organisateurs des Assises du journalisme de Tunis proposent de lancer un réseau de journalistes d’investigation des deux rives de la Méditerranée.

Clément Argoud, Tiffany Fillon, Elise Pontoizeau