Harcèlement : « Les écoles de journalisme doivent donner la possibilité à leurs étudiants de parler»

Canulars malveillants, sexisme et pressions… L’affaire de la Ligue du LOL a relancé le débat sur le harcèlement dans les écoles de journalisme. Nassira El Moaddem, journaliste et diplômée de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ), insiste sur la nécessité de briser la spirale du silence.

La prépa égalité des chances présente chaque année un taux de réussite de 80 % selon Nassira El Moaddem. (Photo : Twitter : @NassiraELM)

Pensez-vous qu’une plus grande attention doit être portée à ce qu’il se passe entre les murs des écoles de journalisme ?

Nassira El Moaddem : Il faut prendre des pincettes et garder en tête que j’ai quitté l’ESJ il y a sept ans, en 2012. Je pense qu’il y avait à l’époque un vrai problème de domination d’un groupe sur le reste de la promotion. Un groupe de jeunes hommes encensés par la majorité, qui faisaient la pluie et le beau temps, distribuaient les bons et les mauvais points, et faisaient et défaisaient les réputations. Ils rendaient l’atmosphère toxique, de telle sorte que certaines personnes, notamment les étudiantes, dont certaines ont témoigné depuis, ont expliqué à quel point il leur devenait difficile de venir à l’école et ont fait en sorte de tirer un trait le plus vite possible sur leurs deux années d’études. On a tous travaillé très dur pour entrer à l’ESJ et ces années sont beaucoup de souffrance pour un certain nombre de personnes. Je pense qu’il faut que les écoles donnent la possibilité à leurs étudiants de parler, de mettre des mots sur leur situation et faire comprendre que les portes des encadrants sont réellement ouvertes. Par réellement ouvertes, j’entends par le temps et les moyens accordés, l’opportunité de pouvoir parler. Mais il faut que des systèmes d’écoute soient mis en place pour que les étudiants se sentent suffisamment en confiance pour raconter leurs difficultés et leurs souffrances.

En 2012, les conditions n’étaient donc pas réunies pour que les élèves de votre promotion expriment leurs souffrances ?

N. EM. : Au vu de ce que j’ai lu et écouté comme témoignages, souvent venus d’étudiantes, ça me semble encore très peu le cas dans les écoles et je pense que celles-ci doivent y travailler. Les écoles nourrissent et alimentent par ailleurs la notion de « réseaux d’anciens ». Mais encore faut-il vouloir en faire partie. Un réseau d’anciens s’entretient, et on peut ne plus avoir envie d’y appartenir après ce genre d’expérience. D’anciennes étudiantes m’ont dit être dégoûtées par cela, parce qu’elles n’ont jamais eu l’impression d’être considérées à leur juste valeur à l’école. Si ce n’était pas le cas pendant leurs études, pourquoi faire semblant d’appartenir à un réseau d’anciens auquel elles ne s’identifient pas ? Ces réseaux ont pourtant de nombreux avantages, notamment pratiques, mais aussi en tant que lieu de nombreux débats sur la profession. Ils devraient aussi jouer un rôle dans la valorisation de tous les profils, et assurer l’intégration pour ces étudiantes qui se sont senties délaissées, et abandonnées durant leurs études. Je pense que les écoles ont un vrai travail à faire là-dessus.

« On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas car ils s’imposent à nous. »

 

Ces étudiantes, se sont-elles également senties mises à l’écart après leur entrée dans le monde du travail ?

N. EM. : Ce qui est certain, c’est que ce qu’elles ont subi les a suivies. Soit parce que ça a eu une incidence sur leur parcours professionnel, soit parce qu’à un moment elles y ont repensé. On évolue dans un milieu assez réduit, dans le sens où l’ont peut être amenés à travailler ensemble, on se croise dans les rédactions, dans les soirées d’anciens, et il y a quand même souvent des opportunités de se retrouver. Malheureusement c’est compliqué pour ces personnes de tirer un trait sur ce qu’elles ou ils, ont vécu. Plus encore lorsque l’on se retrouve face à ceux qui ont infligé des souffrances, qui sont parfois devenus des personnalités médiatiques. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas car ils s’imposent à nous.

Mais quelles incidences ont réellement ces comportements néfastes ?

N. EM. : Je me suis aussi intéressée aux conséquences de ces situations de domination une fois le diplôme obtenu, dans l’exercice du métier. J’ai fini par regarder ce qu’étaient devenus les étudiants de ma promo. On était un peu plus de cinquante étudiants, tous diplômés en 2012. En 2019, à l’aune de tout ce que j’ai pu dire de mon parcours à l’ESJ de Lille et tout ce dont on m’a parlé, j’ai remarqué quelque chose de très frappant. Les filles sont encore trop nombreuses à être dans des situations de précarité, sept ans après avoir été diplômées. Lorsque je parle de situation de précarité, j’entends non titularisées dans les rédactions, avec parfois un statut de pigiste qui est subi, certaines ont même complètement abandonné le métier. J’en ai identifié trois au moins. Et à l’inverse, des garçons qui sont plus souvent titulaires, en CDI dans les rédactions, occupant parfois des postes de chefs et pour certains une exposition médiatique très forte. Bien sûr, il faut prendre en compte que nous étions une majorité d’étudiantes dans ma promotion. Mais il faut garder en tête que ces systèmes de domination d’un groupe masculin sur d’autres personnes était infligés, le plus souvent, à des filles d’origine modeste, ou d’origine étrangères.

Avez-vous constaté des résistances face à l’emploi du terme harcèlement ?

N. EM. : Moi je l’ai directement exprimé de cette façon quand j’ai informé la direction des études de ce que ces trois étudiants me faisait. C’est le mot que j’ai utilisé. Je l’ai dit, je l’ai écrit, et la direction n’a pas pris la mesure de ce qui s’est passé à ce moment-là, ni sur les actes en eux-mêmes, ni sur ce qu’ils voulaient dire de ces personnes durant ces deux années.

Propos recueillis par Eléa Chevillard

[ENQUÊTE] Tous les mêmes ?

Tous les mêmes ?

Les écoles de journalisme reconnues fabriqueraient-elles des clones qui inondent ensuite les médias ? C’est oublier que seuls 19 % des titulaires de la carte de presse sont passés par une école de ce type… (Photo : Alice Blain)

De gauche, europhiles, parisiens…Les journalistes sont-ils tous pareils ? Dans un contexte de défiance, la profession cherche des solutions. Collabos », « macronistes », « journalopes »… Les mots pour dénigrer les journalistes ne manquent pas. Pour ceux qui les critiquent, les journalistes sont tous les mêmes, au point de tenir le même discours. Comment expliquer une telle perception ?

 

Pour certains, la formation pourrait être l’une des causes de l’uniformisation des troupes. Mais pour Cédric Rouquette, directeur des études du Centre de formation des journalistes (CFJ), les écoles de journalisme ne mènent pas forcément à l’homogénéisation des profils. « Nous ne donnons aucun prêt-à-penser, assure-t-il. Nous leur transmettons une méthode de travail et de la rigueur. » Certains avancent aussi que les écoles reconnues par la profession ne dispensent pas les mêmes enseignements. « On ne forme pas de la même façon dans les DUT de Tours, de Cannes ou de Lannion que dans les masters des autres grandes écoles », considère Claude Cordier, président de la CCIJP (Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels).

Diversité à l’école

Pour certains, c’est la sélection des étudiants qui ne favoriserait pas la diversité. C’est le point de vue de Denis Ruellan, sociologue des médias et directeur adjoint des études du Celsa : « Les écoles de journalisme prennent les meilleurs, qui sont en fait ceux qui possèdent les valeurs des classes sociales dominantes, analyse-t-il. C’est ce qui conduit ensuite à avoir une homogénéité blanche et originaire de la classe moyenne supérieure dans les rédactions. » Pourtant, certaines écoles de journalisme ont mis en place des mesures destinées à diversifier les promotions. L’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ) a par exemple créé sa propre prépa « Égalité des chances ». Des jeunes « avec un bon dossier scolaire et universitaire, mais issus de familles à revenus modestes », selon le site de l’ESJ, se voient chaque année offrir l’opportunité d’intégrer l’une des meilleures écoles de journalisme de France. Il existe également des dispositifs externes aux écoles. Depuis 2007, l’association La Chance aide des étudiants boursiers à préparer les concours des écoles de journalisme gratuitement. Cette démarche porte ses fruits : 80 % de ses anciens étudiants travaillent dans le journalisme. Mais un problème persiste : certaines classes sociales ne se dirigent pas naturellement vers le journalisme. « Beaucoup de jeunes sont faits pour ce métier, mais n’osent pas tenter les concours, déplore Cédric Rouquette du CFJ. La majorité de ceux qui se présentent proviennent de la classe moyenne supérieure. » Denis Ruellan trouve une explication logique à ce phénomène : « Dans ces milieux, les gens ont tendance à être très portés sur les médias. Donc forcément, ça aide à aller vers le journalisme. »

Le fossé

Ces inégalités se retrouvent dans le profil des professionnels, à la télévision en particulier. Selon le baromètre annuel de la diversité dans les médias publié par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), en janvier 2018, les catégories socio-professionnelles supérieures occupent 74 % de la représentation à la télévision alors qu’elles ne représentent que 27 % des Français, d’après l’Insee. Pour autant, il serait faux de penser que les journalistes sont formés dans le même moule. Les écoles de journalisme ne représentent pas la seule voie d’entrée dans la profession. En réalité, cette origine est même très minoritaire. « Seulement 19 % des journalistes professionnels sont issus de ces écoles reconnues », atteste Claude Cordier, de la Commission de la carte de presse. N’en déplaise à ses plus ardents détracteurs, la profession ne se résume pas aux quelques figures médiatiques qui occupent les plateaux de télévision ou qui signent des tribunes à succès. Du pigiste pour M6 à la localière de Ouest-France à Bayeux, en passant par le secrétaire de rédaction de L’Humanité : les statuts sont divers. De multiples fractures existent, comme celles concernant la rémunération et les types de contrat (lire ci-dessous). Un journaliste en contrat indéterminé exerçant pour un quotidien national gagne, en moyenne, deux fois plus qu’un journaliste en contrat déterminé. Alors pourquoi les journalistes continuent-ils de renvoyer une image éloignée de la réalité ? « C’est trop facile de chercher une explication de type purement sociologique. Quand les gens parlent de cet éloignement entre les journalistes et la société, ils prennent pour exemple Jean-Michel Aphatie. Pourtant, ce journaliste politique a un parcours complètement différent du reste de la profession », pointe Jean – Marie Charon. Après son brevet des collègues, Jean Michel Aphatie a arrêté l’école pour enchaîner les petits boulots. Il a repris ses études plus tard et passé à son bac à 24 ans, avant de s’orienter vers le journalisme.

Les médias, conscients du problème de représentativité, placent désormais la diversité au cœur de leurs priorités. Chacun tente de recruter des profils plus représentatifs de la société. France Télévisions accueille par exemple dans ses rédactions des stagiaires boursiers ou issus de zones urbaines sensibles. Radio France réserve un nombre de places défini pour les boursiers et favorise la formation en alternance. Ces efforts semblent porter leurs fruits, avance Jean Marie Charon. « Le journalisme est aujourd’hui une profession hétérogène en termes d’origines sociales. Cela permet une meilleure représentation de l’ensemble des Français », considère le sociologue des médias. Mais le chemin, de l’avis de tous, est encore long.

 

Le revenu mensuel médian des Français s’élevé à 1 710 euros, selon les chiffres de l’Insee publiés en septembre 2018. Un journaliste au CDI gagnerait 3 591 euros brut, 2 000 euros pour un pigiste et 1 954 euros pour

 

Lorène BIENVENU, Léa SASSINE et Théo TOUCHAIS

Pour la formation des journalistes, il y a deux écoles (au moins)

Les atouts et les profils varient d'une formation à une autre. Photo : Malvina Raud.

Les atouts et les profils varient d’une formation à une autre. Photo : Malvina Raud.

Puisque le journaliste est régulièrement remis en cause, la question de la formation devient primordiale. De multiples options existent : les écoles de journalisme, reconnues ou non, ou des parcours divers. Des journalistes et rédacteurs en chefs nous donnent leur avis. (suite…)