Ça bouge dans… les écoles

L’affaire de la Ligue du LOL a mis en lumière des cas de harcèlement dans le milieu du journalisme. Les grandes écoles ne sont pas épargnées par ce fléau.

Avec son enquête sur la Ligue du LOL, Checknews, la cellule de fact-checking de Libération, est à l’origine d’une importante vague de témoignages et réactions, qui remonte même jusqu’aux écoles de journalisme. Un problème qui reste actuel et dont les écoles prennent peu à peu conscience. À l’EJDG à Grenoble par exemple, Céline Argento, ex-étudiante, est sortie du bois sur Twitter. « D’anciens membres de ma promo […] continuent aujourd’hui d’alimenter un groupe de haine, joliment appelée ‘‘Ultim-hate’’.»

Sur une conversation Facebook, aujourd’hui délaissée par beaucoup et regroupant les étudiants de plusieurs écoles de journalisme reconnues, des moqueries ont longtemps fusé sur les noms de famille de certains. Citons encore les chants antisémites et homophobes des étudiants de l’ESJ Lille qui auraient été entendus aux tournois de foot annuels inter-écoles. En 2017, Nassira El Moaddem avait affirmé sur Twitter avoir été victime d’actes malveillants de certains camarades de promo à Lille, comme Hugo Clément, qui a nié les faits. « Les étudiants dits ‘‘cools’’, ceux-là même qui m’ont harcelée au téléphone me faisant miroiter un recrutement à Radio France », dénonçait-elle à l’époque sur Twitter.

Certaines écoles ont mis en place des actions de prévention, comme à l’IJBA de Bordeaux, où le directeur Arnaud Schwartz, a annoncé à l’AFP réunir ses étudiants pour « en parler et attirer leur attention sur les questions de harcèlement ». L’école de Sciences-Po Paris, elle, vérifie désormais le passé de tous ses intervenants pour ne conserver que ceux au comportement plus vertueux.

Alice BLAIN

[PORTRAIT] Elle prend la Une

Depuis l’affaire de la Ligue du LOL, Aude Lorriaux, porte-parole de l’association Prenons la Une est très sollicitée par les médias pour s’exprimer sur la misogynie.

 

Au lycée, mes copains m’appelaient parfois “le troisième sexe” », se souvient Aude Lorriaux. Si sa période de cheveux verts est révolue, son engagement lui, est resté intact. La journaliste de 36 ans milite aujourd’hui pour une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions. Depuis janvier 2018, Aude Lorriaux est porte-parole de l’association Prenons la Une, fondée quatre ans plus tôt par Léa Lejeune (Challenges) et Claire Alet (Alternatives Économiques). Celle qui préfère défendre une cause commune plutôt que d’évoquer sa propre expérience de cyberharcèlement se réjouit de la nomination de son association au Grand Prix des Assises du journalisme de Tours pour « son action en faveur de la parité, la lutte contre le harcèlement et la place des femmes dans les médias ».
Sensible aux questions d’injustice sociale depuis longtemps, Aude Lorriaux a finalement déjoué les pronostics parentaux qui voyaient en elle une avocate. Après le baccalauréat, elle s’oriente vers les classes préparatoires littéraires de Louis-le-Grand avant d’intégrer l’Institut d’études politiques de Lille, l’Institut français de presse (IFP) puis l’école de journalisme de Berkeley en Californie.

En avance sur son temps

En commençant à exercer comme journaliste en 2010, elle prend véritablement conscience du sexisme. La jeune journaliste couvre alors de nombreux sujets liés au genre (elle publie par exemple « Le petit garçon qui aimait les barbies », une enquête sur les enfants transgenres). Un domaine qui n’emballait pas ses collègues : « Toi, tu t’occupes que des clodos et des pédés », lui reprochait son rédacteur en chef de l’époque.
S’ensuivent des années à écrire pour différents supports, de La Croix au Point en passant par AFP Multimédia, AFP TV et Fluctuat.net. Avec comme fil rouge les discriminations. Celles basées sur l’âge attirent notamment son attention. Pendant plus d’un an, Aude Lorriaux va dédier un podcast à ce sujet sur Nouvelles Écoutes intitulé « Vieilles Branches ». Deux fois par mois, elle rend visite à des personnalités de plus de 75 ans. Le tout premier épisode d’un nouveau podcast de Slate.fr, le « Deuxième texte », est sorti début mars. Elle y décortique avec Nassira El Moaddem et Marie Kirschen les livres qui font l’actualité féministe. Si la lutte pour plus d’égalité est au cœur de son travail depuis longtemps, la révélation de l’existence de la Ligue du LOL, il y a un mois, intervient comme un « accélérateur » dans le combat de la journaliste. « Il y a dix ans, ça n’aurait même pas été traité. Là, on a vu énormément de réactions s’emparer du sujet » , se réjouit-elle.

Prise de parole

À la question de savoir si le monde journalistique est plus touché que d’autres secteurs par les discriminations liées au genre, la diplômée d’une licence de philosophie répond que le sexisme est présent partout : « Récemment, des affaires ont été révélées chez les pompiers ». Avant d’ajouter que « dans les sphères à responsabilité sociale, il est encore plus nécessaire de montrer l’exemple ». Elle l’explique dans un essai, cosigné avec l’historienne Mathilde Larrère, Des intrus en politique : femmes et minorités : dominations et résistances, paru en 2018. Le chemin est encore long, à en croire les résultats de la consultation en ligne lancée par Prenons la une, Nous toutes, et Paye ton journal, publiés en mars. Deux tiers des femmes y ayant participé affirment avoir été victimes de propos sexistes au sein de leurs rédactions. L’auteure de 266 articles pour Slate estime toutefois que les choses avancent dans le bon sens. « On assiste à une évolution sociétale globale : actuellement, trois quarts des Français âgés de 16 à 25 ans se disent féministes. » Reste à le prouver dans les actes.

Melena HÉLIAS

Harcèlement : « Les écoles de journalisme doivent donner la possibilité à leurs étudiants de parler»

Canulars malveillants, sexisme et pressions… L’affaire de la Ligue du LOL a relancé le débat sur le harcèlement dans les écoles de journalisme. Nassira El Moaddem, journaliste et diplômée de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ), insiste sur la nécessité de briser la spirale du silence.

La prépa égalité des chances présente chaque année un taux de réussite de 80 % selon Nassira El Moaddem. (Photo : Twitter : @NassiraELM)

Pensez-vous qu’une plus grande attention doit être portée à ce qu’il se passe entre les murs des écoles de journalisme ?

Nassira El Moaddem : Il faut prendre des pincettes et garder en tête que j’ai quitté l’ESJ il y a sept ans, en 2012. Je pense qu’il y avait à l’époque un vrai problème de domination d’un groupe sur le reste de la promotion. Un groupe de jeunes hommes encensés par la majorité, qui faisaient la pluie et le beau temps, distribuaient les bons et les mauvais points, et faisaient et défaisaient les réputations. Ils rendaient l’atmosphère toxique, de telle sorte que certaines personnes, notamment les étudiantes, dont certaines ont témoigné depuis, ont expliqué à quel point il leur devenait difficile de venir à l’école et ont fait en sorte de tirer un trait le plus vite possible sur leurs deux années d’études. On a tous travaillé très dur pour entrer à l’ESJ et ces années sont beaucoup de souffrance pour un certain nombre de personnes. Je pense qu’il faut que les écoles donnent la possibilité à leurs étudiants de parler, de mettre des mots sur leur situation et faire comprendre que les portes des encadrants sont réellement ouvertes. Par réellement ouvertes, j’entends par le temps et les moyens accordés, l’opportunité de pouvoir parler. Mais il faut que des systèmes d’écoute soient mis en place pour que les étudiants se sentent suffisamment en confiance pour raconter leurs difficultés et leurs souffrances.

En 2012, les conditions n’étaient donc pas réunies pour que les élèves de votre promotion expriment leurs souffrances ?

N. EM. : Au vu de ce que j’ai lu et écouté comme témoignages, souvent venus d’étudiantes, ça me semble encore très peu le cas dans les écoles et je pense que celles-ci doivent y travailler. Les écoles nourrissent et alimentent par ailleurs la notion de « réseaux d’anciens ». Mais encore faut-il vouloir en faire partie. Un réseau d’anciens s’entretient, et on peut ne plus avoir envie d’y appartenir après ce genre d’expérience. D’anciennes étudiantes m’ont dit être dégoûtées par cela, parce qu’elles n’ont jamais eu l’impression d’être considérées à leur juste valeur à l’école. Si ce n’était pas le cas pendant leurs études, pourquoi faire semblant d’appartenir à un réseau d’anciens auquel elles ne s’identifient pas ? Ces réseaux ont pourtant de nombreux avantages, notamment pratiques, mais aussi en tant que lieu de nombreux débats sur la profession. Ils devraient aussi jouer un rôle dans la valorisation de tous les profils, et assurer l’intégration pour ces étudiantes qui se sont senties délaissées, et abandonnées durant leurs études. Je pense que les écoles ont un vrai travail à faire là-dessus.

« On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas car ils s’imposent à nous. »

 

Ces étudiantes, se sont-elles également senties mises à l’écart après leur entrée dans le monde du travail ?

N. EM. : Ce qui est certain, c’est que ce qu’elles ont subi les a suivies. Soit parce que ça a eu une incidence sur leur parcours professionnel, soit parce qu’à un moment elles y ont repensé. On évolue dans un milieu assez réduit, dans le sens où l’ont peut être amenés à travailler ensemble, on se croise dans les rédactions, dans les soirées d’anciens, et il y a quand même souvent des opportunités de se retrouver. Malheureusement c’est compliqué pour ces personnes de tirer un trait sur ce qu’elles ou ils, ont vécu. Plus encore lorsque l’on se retrouve face à ceux qui ont infligé des souffrances, qui sont parfois devenus des personnalités médiatiques. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas car ils s’imposent à nous.

Mais quelles incidences ont réellement ces comportements néfastes ?

N. EM. : Je me suis aussi intéressée aux conséquences de ces situations de domination une fois le diplôme obtenu, dans l’exercice du métier. J’ai fini par regarder ce qu’étaient devenus les étudiants de ma promo. On était un peu plus de cinquante étudiants, tous diplômés en 2012. En 2019, à l’aune de tout ce que j’ai pu dire de mon parcours à l’ESJ de Lille et tout ce dont on m’a parlé, j’ai remarqué quelque chose de très frappant. Les filles sont encore trop nombreuses à être dans des situations de précarité, sept ans après avoir été diplômées. Lorsque je parle de situation de précarité, j’entends non titularisées dans les rédactions, avec parfois un statut de pigiste qui est subi, certaines ont même complètement abandonné le métier. J’en ai identifié trois au moins. Et à l’inverse, des garçons qui sont plus souvent titulaires, en CDI dans les rédactions, occupant parfois des postes de chefs et pour certains une exposition médiatique très forte. Bien sûr, il faut prendre en compte que nous étions une majorité d’étudiantes dans ma promotion. Mais il faut garder en tête que ces systèmes de domination d’un groupe masculin sur d’autres personnes était infligés, le plus souvent, à des filles d’origine modeste, ou d’origine étrangères.

Avez-vous constaté des résistances face à l’emploi du terme harcèlement ?

N. EM. : Moi je l’ai directement exprimé de cette façon quand j’ai informé la direction des études de ce que ces trois étudiants me faisait. C’est le mot que j’ai utilisé. Je l’ai dit, je l’ai écrit, et la direction n’a pas pris la mesure de ce qui s’est passé à ce moment-là, ni sur les actes en eux-mêmes, ni sur ce qu’ils voulaient dire de ces personnes durant ces deux années.

Propos recueillis par Eléa Chevillard

[LE RÉSUMÉ] « Harcèlement et place des femmes dans les rédactions : quelles initiatives ? »

Harcèlement et place des femmes dans les rédactions. Photo : Clara Gaillot

Retrouvez l’essentiel de la conférence « harcèlement et place des femmes dans les rédactions : quelles initiatives ? »

Atelier animé par Yolaine de La Bigne, auteure de « Sois belle et bats-toi ! », avec Lauren Bastide, journaliste et porte-parole de Prenons La Une, Marie-Christine Lipani, maître de conférence à l’IJBA, Florence Méréo, journaliste au service société du Parisien et Sandra Muller, directrice de la publication de La Lettre de l’Audiovisuel et créatrice du hashtag #BalanceTonPorc. (suite…)