[INTERVIEW] Alpha Kaba : « Cela tient du devoir du journaliste de témoigner pour les personnes sans voix qui sont encore en captivité ou qui sont décédées »

 Journaliste guinéen réfugié à Bordeaux, Alpha Kaba vient de publier Esclave des milices, voyage au bout de l’enfer libyen aux éditions Fayard. Dans ce livre, il témoigne de l’horreur vécue pendant trois ans lorsqu’il est capturé par des miliciens et réduit en esclavage. 

Alpha Kaba, auteur d’Ésclave des milices, voyage au bout de l’enfer libyen.
(Photo : Lydia Menez / EPJT)

Il y a sept ans vous étiez journaliste en Guinée, qu’est-ce qui vous a amené à fuir votre pays ?

Alpha Kaba. En 2013, je travaillais dans une radio à Kankan qui organisait des émissions interactives autour de la vie sociétale. Nous dénoncions la corruption qui avait lieu dans l’administration locale. Un jour, le président devait se rendre à Kankan. Nous en avons profité pour organiser une émission sur le manque d’électricité, d’eau potable dans la ville, … Des manifestations ont éclaté et nous avons été pointés du doigt par les autorités comme instigateurs de ce mouvement. Notre radio a été pillée et j’ai dû fuir le pays.

Quels traumatismes laisse un tel fléau sur une vie humaine ?

A.K. J’ai été torturé, ligoté, frappé. Il n’y a pas de mot pour décrire ce que j’ai vu et vécu en Libye. Personne ne mérite de vivre ça.

Comment fait-on pour ne pas perdre espoir ?

A.K. C’est tout d’abord ma famille et ma fille qui m’ont permis de tenir. Je n’arrêtais pas de penser à eux. Je me disais qu’elle aurait besoin de revoir son papa. Je discutais aussi avec mes amis sur place, qui comme moi étaient des esclaves, pour ne pas perdre espoir. Ce n’était pas facile d’y croire, d’autant plus quand on subit des tortures quotidiennes. 

Avez-vous eu l’impression de vous dédoubler à un moment donné et d’être en reportage en même temps que vous viviez ce supplice ?

A.K. Au moment même où je vivais la situation, j’avais en tête l’idée de témoigner si je m’en sortais. Cela tient du devoir du journaliste de témoigner, pour les personnes sans voix qui sont encore en captivité ou qui sont décédées. Mais aussi pour attirer l’attention des autorités. Cela m’a permis de tenir, même si mes amis sur place ne savaient pas que j’étais journaliste. J’ai été obligé de le cacher pour ne pas que l’on pense que j’étais venu ici pour enquêter.

Pensez-vous que votre livre va ouvrir les yeux des journalistes occidentaux sur les conditions d’exercice du métier de journaliste sur le continent africain ?

A.K. C’est mon objectif. D’abord ouvrir les yeux du monde et des politiques sur la liberté d’expression, très restreinte dans la plupart des pays africains. Soit les journalistes sont au service de l’État ou alors ils s’exilent. Je suis optimiste. Je pense que ce message va être entendu et que le monde va s’imprégner des réalités journalistiques en Afrique.

Quelle est votre situation professionnelle aujourd’hui ?

A.K. Ce n’est pas facile, je cherche toujours du travail. Je suis diplômé de l’IJBA (Institut de Journalisme Bordeaux-Aquitaine). Je voudrais faire de la radio mais on me dit que mon accent est trop africain. Je suis aidé par des associations, parce que c’est un rêve d’enfant que je souhaite réaliser.

Pensez-vous pouvoir intégrer une rédaction en France ou un groupe d’indépendants à qui vous allez pouvoir apporter votre expérience personnelle et votre expertise sur le sujet ? 

A.K. Il reste toujours de l’espoir et j’ai pour projet d’intégrer une rédaction si l’occasion se présente. Il faut de la patience, c’est ce que j’ai appris en Libye. Je suis en train de mettre en place une association, à l’image de SOS Migrant ou Médecin sans frontière, afin de faire savoir à toute l’Europe que l’esclavage perdure.

Que pensez-vous de la politique migratoire européenne ? 

A.K. Je remercie l’État français pour m’avoir accordé le droit d’asile mais je trouve qu’il y a encore beaucoup de manques d’un point de vue humanitaire. Lorsque tu quittes ton pays, c’est parce que ton Etat est pillé et que tu ne parviens même plus à manger à ta faim. Le règlement Dublin III nous empêche de demander l’asile dans le pays que l’on veut. Ce qui est censé être un droit devient une obligation.

Où en êtes-vous dans vos démarches pour faire venir votre fille auprès de vous ?

A.K. Ma situation n’est pas encore assez stable pour faire venir ma fille. Je n’ai toujours pas d’appartement, je suis hébergé par un étudiant. Je m’occupe d’elle à distance. Elle vit actuellement chez ma grande soeur en Guinée-Bissau. Je lui envoie de l’argent pour la nourriture, les vêtement et sa scolarité en attendant qu’elle me rejoigne. 

Est ce que vous comptez retourner un jour en Guinée ? 

A.K. Même si la France me donne tout, il me faut retourner là-bas, c’est une étape nécessaire dans ma reconstruction. J’aimerais mettre à profit ma formation à l’IJBA, parce que contrairement à la Guinée j’ai eu la chance d’apprendre mon métier à l’école. Je voudrais contribuer à donner une nouvelle image à la presse guinéenne. 

Propos recueillis par Chloé Giraud et Louise Gressier.

« Avec 15-38 Méditerranée, nous souhaitons construire des ponts entre les rives de la Méditerranée »

Hélène Bourgon, co-fondatrice de 15-38 Méditerranée, revient sur ses missions et dresse un bilan de son média, deux ans après sa création. Photo : Elise Pontoizeau.

Basé à Marseille et Alger, 15-38 Méditerranée propose, chaque mois, d’aborder une thématique commune entre les sociétés méditerranéennes. Une initiative qui vise à créer un lien entre les différentes rives. Rencontre avec sa co-fondatrice, Hélène Bourgon.

Un site commun à tous les pays qui longent la rive de la Méditerranée. Créé il y a deux ans, 15-38 Méditerranée – comme le point central de la Méditerranée en longitude et latitude – a pour objectif de traiter des questions sociétales « comme l’immigration, la drogue ou encore l’éducation ». Un projet qui est « le fruit d’une réflexion de plusieurs années », nous explique Hélène Bourgon, la cofondatrice du site.

15-38 Méditerranée est sur le point de fêter ses deux ans. Quel bilan faites-vous de ce projet ?

C’est épuisant mais on tient le coup. En seulement un an et demi, nous sommes passés de 10 000 visiteurs à plus de 20 500. Il y a une réelle demande de la part des lecteurs et c’est la plus belle des reconnaissances. Les écoles que nous avons approchées sont également très satisfaites par notre travail et notre approche avec les élèves. Plus que jamais, il est important de maintenir ce lien entre les rives afin de contrer les vagues dangereuses de nationalisme qui se propagent en Europe.

Comment est née l’idée de votre média 15-38 Méditerranée ?

Ce projet est le fruit d’une réflexion de plusieurs années entre différents correspondants et chercheurs. Nous souhaitions éclairer les citoyens sur les problématiques que rencontrent les sociétés méditerranéennes. Nous voulions aborder des questions sociétales, comme l’immigration, la drogue ou encore l’éducation, afin de montrer aux lecteurs que nous partageons tous les mêmes difficultés. D’abord pensé à Beyrouth, notre média a finalement vu le jour en France, en mars 2017. Aujourd’hui, Coline Charbonnier, Justin de Gonzague et moi-même sommes basés à Marseille, tandis que Leïla Berrato se situe à Alger.

Dans quelles mesures votre initiative se distingue-t-elle des autres médias ?

L’idée n’est pas de concurrencer les médias traditionnels mais nous voulons apporter des clés de compréhension et des moyens d’agir pour nos lecteurs français et européens. Les connaissances de tous nos journalistes se sont faites sur le terrain. Je me suis moi-même expatriée six ans au Moyen-Orient pour mieux comprendre et appréhender cette région. Nous souhaitons construire des ponts entre les rives de la Méditerranée, au moment où certains souhaitent construire des murs entre les frontières. La richesse de nos sociétés passe avant tout par le partage des cultures.

« Nous avons fait le choix de rendre notre plateforme gratuite afin d’être le plus accessible possible »

Comment s’organise la rédaction de 15-38 Méditerranée ?

Afin de publier un dossier par mois, nous collaborons avec dix journalistes, photographes et dessinateurs. De nouvelles thématiques sont envoyées par mail et un échange s’établit afin d’éclairer les nombreux angles possibles. Les reporters disponibles partent alors sur le terrain dans le but de réaliser leurs reportages. A côté de cette production, nous nous rendons également dans les écoles et les collèges pour enseigner l’éducation aux médias. Cette mission journalistique est indispensable pour permettre aux jeunes de bien s’informer et de leur inculquer l’importance de ce métier. C’est aussi une manière de rétablir une confiance avec le public.

De quelles manières parvenez-vous à financer vos réalisations ?

Nous permettons aux lecteurs de soutenir ce projet à travers des dons. L’adhésion s’élève à soixante euros par an mais nous proposons également des dons mensuels, de deux à dix euros. Nous venons également de sortir une publication papier, Une année en Méditerranée, vendue en ligne, afin de récolter des fonts pour bien démarrer 2019. Notre campagne de financement participatif nous a permis de très bien tenir durant la première année mais ce modèle économique est difficile car nous n’avons pas assez d’adhérents.

Malheureusement, les médias indépendants ne bénéficient d’aucune aide lorsqu’ils ne sont pas des titres de proximité. Tous nos journalistes sont payés à la pige, c’est pour cela que nous ne pouvons pas nous permettre de proposer dix reportages par mois. Nous avons fait le choix de rendre notre plateforme gratuite afin d’être le plus accessible possible et de toucher un large lectorat, qui s’étend de 18 à 90 ans.

Que représente pour vous cette première édition des Assises internationales du journalisme à Tunis ?

Cet événement est un véritable vivier dans lequel nous avons la chance de rencontrer des journalistes du bassin méditerranéen mais pas seulement. En tant que reporter, croiser la route de journalistes yéménites est d’une richesse incroyable. C’est aussi l’occasion de créer de nouvelles collaborations. Nous avons pour projet de créer un échange via Skype entre des collégiens de Marseille et de Tunis, afin d’aborder différentes thématiques sociétales.

Propos recueillis par Thomas Desroches