[INTERVIEW] Charles Enderlin : « Ma quatrième identité, c’est journaliste »

(Photo : Lucas Turci/EPJT)

Charles Enderlin revient sur ses cinquante années de correspondance en Israël dans son dernier livre De notre correspondant à Jérusalem. Il fait découvrir aux lecteurs les coulisses de ses reportages et leur préparationn.

De votre correspondant à Jérusalem retrace cinquante ans d’histoire israélo-palestinienne, quel est l’objectif de ce livre ?

Charles Enderlin. Ce n’est pas une autobiographie mais l’histoire d’un journaliste qui l’est devenu par hasard. C’est le making-of d’un point de vue technique. On apprend comment j’ai eu accès à certaines sources, contacts et documents. C’est un livre professionnel mais ça ne m’empêche pas d’exprimer mon opinion personnelle vis-à-vis des intégristes en tout genre : djihadistes ou colons d’extrême droite, il y a des terroristes des deux côtés. Du point de vue de l’éthique, il est indispensable d’aller voir ces extrémistes. Il est difficile pour les Occidentaux, les Français laïcs, d’imaginer la religion politique qui existe dans cet univers. Les djihadistes, le Hamas, fonctionnent pour les générations suivantes. L’Afghanistan est un bon exemple : les talibans sont la création des Saoudiens et des Américains pour lutter contre les soviétiques. Tout le monde a joué avec le feu et l’incendie est là.

Comment le fait d’être juif a joué sur votre travail en Israël ?

C. E. J’ai toujours joué carte sur table. Je débarque, je dis : « Je suis juif, Israélien et Français » et j’ai toujours été reçu partout. Il n’y a que la communauté juive d’extrême droite qui a tenté de délégitimer mon travail. Avec France Télévisions, on s’est battu pendant douze ans contre leurs procédures judiciaires.

Dans votre livre, vous parlez aussi de votre identité de journaliste. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

C. E. Je demande toujours aux gens de me regarder comme un journaliste. C’est ma quatrième identité. Je reste au plus proche de leur réalité. Je salue d’ailleurs ces gens, de tous horizons, qui m’ont reçu. Un imam du djihad à Gaza m’a d’ailleurs dit un jour : « You are a funny jew ! »

Quelle est la plus-value d’un correspondant face aux envoyés spéciaux ?

C. E. L’avantage c’est qu’on est en poste pour une longue durée. Cela permet de connaître le terrain, d’avoir les contacts. Je conseille aux jeunes journalistes de se faire un réseau. Il faut tout simplement faire l’effort de sortir, d’aller voir les gens même quand il n’y a pas de sujet. Ne pas craindre d’aller voir ceux qui ont des idées totalement opposées à leur position. S’il n’y a plus personne sur le terrain, tout le monde fait la même salade avec la même dépêche de l’AFP. C’est la mort du journalisme.

Quels conseils avez-vous pour des jeunes journalistes qui souhaitent partir ?

C. E. Il faut empêcher les jeunes qui sortent d’école de partir sans moyens dans des endroits dangereux pour se faire connaître. Les rédactions les utilisent de manière scandaleuse et paient des clopinettes. Ne risquez pas votre peau alors même que vous n’avez pas l’assurance d’avoir un poste derrière. Trouvez-vous un sujet de niche, apprenez une langue rare. Commencez dans une rédaction et grimpez.

Propos recueillis par Carla Bucero–Lanzi et Laure d’Almeida

[INTERVIEW] Baptiste Bouthier : « On avait tous conscience que l’histoire se déroulait sous nos yeux »

(Photos : Lucas Turci/EPJT)

À l’occasion des Assises du journalisme 2021, le journaliste Baptiste Bouthier présente sa première bande-dessinée, 11 septembre 2001 – Le jour où le monde a basculé, illustrée par Héloïse Chochois*.

Cette bande-dessinée est le résultat d’une collaboration avec la revue Topo, une revue dessinée pour les moins de 20 ans. Qu’elle était l’objectif de ce projet ?

Baptiste Bouthier. Topo est une revue bi-mensuelle qui décrypte l’actualité par le dessin. À l’occasion des 20 ans du 11 septembre, nous voulions raconter cet événement à un public trop jeune pour s’en souvenir. Leur raconter ce qu’il s’est passé, comment les informations arrivaient au compte-goutte en France. Le personnage principal est une adolescente, Juliette. Elle permet aux lecteurs de s’identifier et de comprendre l’impact que cela a eu sur le monde dans lequel ils vivent.

Dans la BD, Juliette a 14 ans au moment des attentats, l’âge que vous aviez à l’époque. Quels souvenirs en gardez-vous ? 

B. B. Comme Juliette, j’ai appris le drame par ma mère en rentrant du collège. Je n’ai pas bien compris sur le moment mais en voyant les images plus tard. On avait tous conscience que l’histoire se déroulait sous nos yeux. La façon la plus véridique de raconter, c’était de montrer ce que j’ai vécu. Il y a aussi les souvenirs de la dessinatrice Héloïse, et de nos proches. Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait au moment de l’attentat. Juliette est un personnage fictif mais c’est un assemblage de souvenirs réels.

Avant d’être une fiction, c’est un travail journalistique. Comment avez-vous documenté votre travail ? 

B. B. Il y a des téra octets de vidéos sur le sujet. On cherchait des informations vérifiées et des témoignages complets et précis. Puis il y a eu la mise en scène. Comment mettre concrètement ces témoignages en dessins. Héloïse s’est basée sur de nombreuses photos des tours, de Georges W. Bush… Elle a vraiment travaillé en s’appuyant sur de vrais documents.

Y a-t il des difficultés à illustrer un événement tragique ?

B. B. Héloise avait la volonté de ne pas ajouter du pathos au pathos, avec des illustrations sombres. Mais on ne pouvait pas mettre de couleurs fluo non plus. Nous avons choisi des couleurs pastel, douces. Du rouge pour la France, du bleu pour les Etats-Unis, pour l’alternance des récits. Il n’y pas beaucoup d’images violentes du 11 septembre. Il n’y a pas d’entre-deux. Les gens sont sortis presque indemnes ou sont morts dans les tours. La violence, ce sont les gens qui sautent par les fenêtres. Nous avons choisi de les représenter. J’ai eu des reproches mais on ne pouvait pas ne pas montrer ça.

Recueilli par Chloé Plisson et Manuela Thonnel

(*) Une co-édition Dargaud et Topo.

[INTERVIEW] Karine Lacombe et Fiamma Luzzati : « Notre roman graphique est un témoignage instantané caméra à l’appui »

(Photo : Eléa N’Guyen Van-Ky/EPJT)

Karine Lacombe, cheffe du service infectiologie de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, et Fiamma Luzzati, illustratrice de bandes dessinées et autrice du blog L’Avventura, publient La Médecin, aux éditions Stock. Ce roman graphique retrace le quotidien sous tension des soignants à l’hôpital durant la première vague de Covid-19.

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de votre ouvrage ? Quelle importance accordez-vous au témoignage ?

Karine Lacombe. Pendant la première vague de Covid-19, chacun était confiné chez lui. On entendait beaucoup de choses à propos du virus. Mais personne ne savait ce qui se passait à l’intérieur des hôpitaux. L’idée était donc d’offrir au lecteur une vision de l’hôpital durant cette crise, à la manière d’un reporter avec sa caméra à l’épaule. Ce qui m’importait, c’était aussi d’apporter mon témoignage de femme médecin, de mère de famille et de cheffe du service infectiologie en temps de crise, d’où le titre du roman.

Comment est née votre collaboration ?

K. L. L’histoire est partie de nos deux éditrices, dont l’une est très engagée. Elles m’ont contactée en mars 2020 car elles avaient envie de publier un livre au sujet de la crise sanitaire vue à travers mon regard. Elles m’ont tout de suite proposé la forme du roman graphique pour rendre l’histoire accessible à tous. Nous avions donc besoin d’une illustratrice de bandes dessinées. Elles se sont naturellement tournées vers Fiamma Luzzati.

Fiamma Luzzati. Je tiens un blog dessiné au sein du journal Le Monde. À l’époque, la rédaction ne traitait que du Covid, j’avais donc l’habitude d’élaborer des illustrations en lien avec le virus.

Pourquoi avoir choisi le support du roman graphique ? Y a-t-il une volonté de vulgarisation ?

K. L. Effectivement, la visée de ce roman est pédagogique et informationnelle. Notre objectif est de nous adresser à tout le monde. D’ailleurs, plusieurs pages consacrées à des explications scientifiques sont présentes dans l’ouvrage.

La couverture du roman vous montre vous, Karine Lacombe, fixant le lecteur derrière un hublot, au sein de votre service hospitalier. Que signifie-t-elle ?

K. L. Cette couverture, c’est un peu l’hôpital qui regarde le monde, à un moment où personne ne sait ce qu’il s’y déroule. Et, en ouvrant le livre, le lecteur est invité à passer derrière le hublot, à pénétrer l’intérieur des lieux.

La couleur bleue domine les illustrations. Pourquoi ?

F. L. Le bleu renvoie spontanément au domaine de la santé.

K. L. C’est aussi une couleur porteuse d’espoir.

Comment expliquez-vous la dernière page de l’ouvrage ?

K. L. La fin était un peu prémonitoire. On l’a ajoutée peu de temps avant la publication. Sur la dernière page, mon personnage revient à l’hôpital. Il revient parce qu’on entre dans la deuxième vague de l’épidémie.

 

Recueilli par Éléa N’guyen Van Ky et Claire Ferragu

(*) Editions Stock

[INTERVIEW] Ariane Chemin : « Au cours de la pandémie, la raison a laissé la place aux croyances »

Ariane Chemin, grand reporter au Monde, a publié en juin 2021, en compagnie de Marie-France Etchegoin, le livre Raoult. Une folie française*. Elle partage les coulisses de l’enquête sur ce personnage controversé.

(Photo : Lucas Turci/EPJT)

Est-ce la personnalité clivante de Didier Raoult qui vous a donné envie d’écrire ce livre.

C’est assez rare de voir surgir sur la scène politique quelqu’un aussi rapidement, avec une telle notoriété et qui divise autant. Nous avons tous assisté à des engueulades autour d’une table sur cette question. Ça me rappelle le référendum sur l’Europe de 2005 où des familles se déchiraient sur le sujet. De manière très anecdotique et très personnelle, j’ai attrapé la Covid en novembre 2020 pendant un reportage en Corse. J’ai appelé le meilleur généraliste de la ville qui ne s’est pas déplacé mais qui m’a prescrit le protocole Raoult. Et ça m’a interrogé car des études montraient déjà que la chloroquine ne marchait pas. Et, surtout, avant de juger quelqu’un de manière péremptoire, le meilleur moyen c’est de faire une enquête.

Est-ce qu’il y a une certaine autocritique chez lui ? 

Il n’y en a aucune. C’est sa psychologie, son caractère. Quand il nous a reçu, il était très aimable mais il s’est braqué au moment où on lui a demandé s’il ne regrettait rien car cela aurait du être son moment, en étant l’un des plus grands microbiologistes. Il s’est fâché en disant qu’il avait marqué cette pandémie comme personne et il s’est fermé avant de redevenir plus sympathique. 

La moitié du livre est consacrée à son parcours avant l’arrivée de la Covid-19 et notamment à son enfance. Pourquoi vous y êtes vous intéressé ? 

Il a une vie romanesque. Il se construit contre son père médecin, lui dit qu’il ne fera jamais médecine. Il grandit à Dakar puis Marseille prend une grande importance pour lui. Parler de sa vie, c’est aussi une manière de montrer que cet homme qui se dit antisystème en fait d’une certaine manière partie.

Raoult. Une folie française. Pourquoi ce titre ? 

Cela aurait pu être « une passion française ». D’abord, ça raconte un moment très particulier, dont tous les Français se souviendront, marqué par le confinement, la maladie, la peur. Ensuite ça a été un moment politique, presque un moment « trumpien » dans l’histoire française. L’idée qu’au cours de la pandémie, la raison a laissé la place aux croyances. C’était intéressant de le raconter. Il y a toujours eu dans l’histoire de la médecine des personnalités qui n’étaient pas dans les clous et qui ont découvert des choses. Il ne faut pas mépriser, a priori, quelqu’un qui n’est pas d’accord avec tout le monde, surtout avec son passé. Il a reçu le prix de l’Inserm qui est la 2e distinction après le prix Nobel. Une folie, c’est parce que la France s’est emballée pour Didier Raoult, y compris le président de la République. C’est le seul pays où on a connu l’émergence d’une personne comme cela. La chloroquine a été évoquée par Donald Trump, Elon Musk, Jair Bolsonaro. Cela a été planétaire.

Au cours de votre carrière, vous avez enquêté sur différentes personnalités proches du pouvoir (Dominique Strauss-Khan, Alexandre Benalla…), qui ont vu leur carrière brisée par leurs actes. Didier Raoult a eu une expérience similaire. Est-ce la compréhension de l’ambition et des contradictions des personnes influentes qui vous fascine ?

Ce n’est pas le pouvoir qui me fascine mais les personnages qui sont plein d’ambitions et qui se laissent brûler les ailes en s’y approchant. L’ambition, c’est intéressant à ausculter. Elle peut devenir une folie et vous entraîner vers la chute. Ce sont des cas typiques de personnes qui étaient promises à un avenir éclatant mais avec quelque chose de supplémentaire pour Didier Raoult : le déni. Il a toujours persisté dans ses idées.

Recueilli par Lisa Morisseau et Paul Vuillemin

(*) Aux éditions Gallimard

[Interview] Béatrice Denaes : « Les transidentités, on n’en parle pas et mon témoignage pouvait devenir intéressant »

Photo : Lucas Turci/EPJT

Ancienne journaliste à Radio France, Béatrice Denaes était présente aux Assises du journalisme, ainsi qu’au salon du livre, samedi 2 octobre. Elle présentait son ouvrage Ce corps n’était pas le mien – Histoire d’une transition tant attendue. C’est à l’arrivée de la retraite que Béatrice Denaes s’est sentie prête à parler de sa transidentité. Elle a arrêté de se présenter comme homme en 2019 et retrace son histoire dans son livre. 

 

Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

À l’origine, c’était pour mes enfants. J’avais envie de laisser une trace qui leur raconte ma vie, qui leur explique que j’avais passé toute ma vie à me cacher. Je suis journaliste, je hais mentir. Pour moi, ce n’était pas du mensonge mais une omission : je savais ce que je ressentais pourtant je ne savais pas mettre de mots dessus. Je voulais leur expliquer, non pas pour les faire pleurer, toute la souffrance que j’ai vécu, que j’ai pu ressentir et aussi le bonheur que j’ai eu de les avoir. Même si j’ai eu la souffrance interne de ne pas les porter, d’accoucher et ça, ça restera le plus gros manque de ma vie. J’ai vécu la grossesse de ma femme et leur naissance par procuration. Ce livre c’était vraiment pour témoigner pour eux. En parlant avec mes amis journalistes, ils m’ont dit qu’il fallait que je le publie. Les transidentités, on n’en parle pas et mon témoignage pouvait devenir intéressant.

Vous avez passé votre vie à faire témoigner les autres et, là, c’est vous qui avez témoigné. Comment vous sentez-vous d’avoir échangé les rôles ?

Oui, c’est étrange, le « je ». Je l’ai banni depuis des années parce que, c’est ça qui est génial dans le métier de journaliste, c’est de faire parler les autres. Ça a toujours été mon idée en tant que journaliste, de faire bouger les mentalités des auditeurs, des lecteurs, des téléspectateurs et là, je me suis retrouvée dans une autre situation. Même si je connais les ressorts du témoignage, je dois reconnaître que ça fait bizarre d’être la personne qui témoigne. On a plus l’habitude de poser les questions que d’y répondre en effet, mais on s’y fait.

Est-ce qu’il y aura une autre étape pour vous, après votre livre, pour vous engager sur la question de la transidentité ?

Oui et je me suis déjà engagée. Quand j’ai fait ma transition médicale, je n’ai pas été bien reçue par une association réputée alors que j’allais très mal et que j’avais besoin de soutien. Je me suis dit que je voudrais qu’il existe une association entre médecins et personnes concernées pour faire avancer les choses. Le parcours médical était et, il l’est toujours, très psychiatrisé.

Cela m’a poussé à créer quelque chose avec les médecins et, finalement, ils avaient la même idée puisqu’en novembre dernier, nous avons créé une association qui s’appelle Trans Santé France. Nous nous retrouvons entre médecins, paramédicaux, personnes concernées, familles, associations, juristes, sociologues et en même pas un an d’existence, nous sommes déjà 120.

Nous avons organisé notre premier congrès à Lille, il y a même pas quinze jours et nous avons déjà des contacts. Nous voulons vraiment faire avancer les choses. On ne devrait pas avoir besoin d’un psychiatre pour déterminer si on est trans ou pas. Tout comme on ne devrait pas avoir besoin d’un juge pour attester que l’on est trans et changer d’état civil. Il y a encore pas mal de choses à faire changer et je veux le faire en position de journaliste en discutant, en informant.

Nous pensons qu’il faut simplifier ce parcours médical. Il est essentiel mais il pourrait passer par un généraliste. On parle souvent de médecins transphobes mais souvent ils n’y connaissent simplement rien et n’ont jamais étudié la transidentité. Ils ne connaissent parfois même pas les dosages donc nous voulons les accompagner. On va lancer un DIU (diplôme interuniversitaire) pour que les médecins soient formés.

Comment mieux parler de la transidentité dans les médias ?

Il faut plus en parler, même au sein des écoles de journalisme. J’ai tenu une conférence à l’Ecole de journalisme de sciences po, parce qu’en effet l’équipe pédagogique s’est rendue compte que les journalistes ne connaissent rien au sujet de la transidentité. Il y a eu beaucoup de questions très intéressantes et nous avons besoin de cet échange. Quand les gens ne comprennent pas, cela mène à la haine et à l’intolérance. Quand on connaît et qu’on réalise que chacun peut vivre sa vie comme il l’entend, cela évite ces phénomènes.

Recueilli par Lisa Peyronne et Héloïse Weisz

[INTERVIEW] Alain de Chalvron : « La télévision a la puissance d’entrer dans le salon des gens »

Alain de Chalvron, grand reporter et correspondant à l’étranger (France 2, RFI, France Inter) vient de publier le livre En direct avec notre envoyé spécial, aux éditions l’Archipel. Il partage ses souvenirs et l’envers du décor de ses reportages.

Alain de Chalvron était présent au salon du livre des Assises du journalisme 2021 (Photo : Lucas Turci/EPJT)

Comment décririez-vous votre livre En direct avec notre envoyé spécial à ceux qui ne l’ont pas (encore) lu ? 

Beaucoup me disent qu’il s’agit d’un livre d’actualité contemporaine. D’ailleurs, à propos, j’aimerais bien être en Afghanistan aujourd’hui ! C’est vrai que j’ai couvert l’ensemble des grands événements de ces trente-cinq, quarante dernières années et j’ai découvert beaucoup de choses que je souhaitais transmettre à travers ce livre. 

Depuis que vous avez commencé votre carrière, quelles évolutions du métier avez-vous pu constater ? 

Je trouve qu’il y a une évolution assez positive. Lorsque je repense à l’époque où j’étais à Beyrouth, je pouvais passer des heures bloqué à l’hôtel à attendre un coup de fil… Par exemple, au Caire, il fallait que j’aille à la poste la veille pour payer le temps de communication dont j’allais avoir besoin. Maintenant, on téléphone de n’importe où avec les téléphones satellites. On peut même envoyer des images. Ce qui est un grand progrès. Le plus gros budget, lorsque j’étais chez France 2, était le coût de la communication satellite. Lorsque j’arrivais à un endroit, avant même de traiter l’information, je devais chercher un faisceau. Sinon on se faisait doubler par notre principal concurrent TF1. Aujourd’hui avec un téléphone portable et un ordinateur tout se fait, même capter au fond du désert. 

En revanche, il y a eu moins de progrès du côté des réseaux sociaux. Tout le monde se sent journaliste, mais beaucoup sont des faux journalistes. Il y a toute sorte de manipulations : ils se disent journalistes mais ils travaillent pour un gouvernement, une idéologie, un parti politique… Au final, ils n’informent pas et laissent la voie aux fake news. Cela a fortement dégradé l’image des journalistes et les politiques s’en sont saisis pour dénigrer la profession. La réputation n’est plus ce qu’elle était malgré le bon travail des professionnels. 

Un autre phénomène est l’apparition des chaînes d’information en continu et des nouveaux médias. La concurrence s’est multipliée. Certes cela motive, mais il y a aussi des conséquences. En voulant battre le voisin, on se précipite parfois trop. Les recettes publicitaires se partagent aussi donc il y a donc moins d’argent.

Les rédactions ont aussi moins de correspondants permanents, quelle en est la conséquence ?

C’est vraiment dommage car, dans les bureaux, on prend un réel plaisir à couvrir l’actualité. Ce sont des postes formidables, la quintessence du métier. On tisse un réel réseau de contacts que l’on n’a pas lorsqu’on est envoyé spécial. Les contacts, c’est l’essentiel. Ils donnent des informations et livrent une analyse des situations que l’on ne peut pas avoir autrement. Les effectifs des rédactions ont aussi été réduits à cause du manque de moyens, ce qui donne encore moins de temps pour chercher l’information, tourner et monter les images sur place.

Quelle est votre plus fort souvenir de ces années de reportage à l’étranger ? 

La télévision à la puissance d’entrer dans le salon des gens. Lorsqu’on leur apporte les images, beaucoup me disent « vous faites parti de la famille ». Je dirais que 90 % du métier est du plaisir. Pour le plus fort, je dirais Haïti lorsqunous avons réussi à obtenir l’interview de l’ennemi numéro 1. Parmi mes autres souvenirs, le reportage le plus dur a été sur les enfants esclaves. Nous sommes ressortis changés de ce sujet. C’était tellement lourd. 

Un message pour les jeunes journalistes ?

Je ne suis pas pessimiste car il y aura toujours besoin de journalistes. Certes, il y a moins de journaux qu’à une certaine époque mais il y aussi la naissance de nouveaux médias de grande qualité comme Slate, Politico, Atlantico…  On le voit aussi à travers la naissance de médias locaux qui se développent comme Médiacités. Ce sont de bons journalistes confirmés qui ne racontent pas de balivernes sur le terrain.

 

Recueilli par Carla Bucero Lanzi

[INTERVIEW] Hervé Gardette « Les problématiques écologiques sont encore trop cantonnées à une spécialité »

À l’occasion des Assises du journalisme 2021, le journaliste Hervé Gardette présente son premier livre Ma transition écologique, comment je me suis radicalisé. Une sélection de ses chroniques environnementales diffusées sur France Culture et éditée chez Novice. Aujourd’hui, journaliste pour l’émission « 28 Minutes » sur Arte, il revient sur son apprentissage de la transition écologique.

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Hervé Gardette a tenu pendant deux ans une chronique sur l’écologie dans « Les matins de France culture ».  (Photo : Marine Gachet/EPJT)

Comment garder une distance journalistique avec son sujet quand celui-ci promet de faire partie intégrante de votre vie professionnelle ?

On fait comme avec n’importe quel sujet. C’est difficile car quand on est plongé quotidiennement pendant deux ans dans un sujet, cela prend beaucoup  de place. Particulièrement lorsqu’il s’agit du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. Quand on commence à s’y intéresser de près, on ne peut qu’être convaincu de l’urgence de la situation. Après, que fait-on avec cette urgence ? Un travail de militantisme ? Cela peut tout à fait être concevable. Il y a des journalistes qui sont devenus activistes. Mais il faut quand même garder une distance critique avec son objet, toujours. Il faut faire ce qu’on doit faire pour n’importe quel sujet journalistique. Moi avec l’écologie, j’ai essayé de présenter plusieurs arguments sans disqualifier des arguments moins vertueux écologiquement. Mon idée c’était de partir de mon exemple personnel pour montrer qu’on a beau être convaincu de quelque chose, l’appliquer n’est pas toujours simple. On est fait de cette contradiction. Il faut aussi montrer la complexité des choses.

Dans votre livre vous écrivez que « le confinement a été une occasion en or pour regarder le monde qui nous entoure autrement » et que, paradoxalement, vous avez régressé dans votre processus de transition écologique. Pouvez-vous en dire plus ?

J’ai essayé de diminuer les emballages et d’acheter en vrac le plus possible. Malheureusement, pendant le confinement cela n’a plus été possible pour des raisons sanitaires. Il y a eu en plus un effet de compensation. Je me déplaçais moins mais c’était une période assez stressante. Il y avait besoin de se faire plaisir inconsciemment avec des choses que je n’aurais pas acheté en temps normal. Quand, à la fin de cette période, certains prétendaient que tout allait changer, moi, je n’y ai jamais cru. Quand on observe les débats présidentiels, il y en a encore où l’écologie est absente.

Pensez-vous qu’il y a un problème de traitement médiatique des problématiques environnementales aujourd’hui en France ? 

Oui car ces problématiques sont encore trop cantonnées dans une spécialité. Or c’est un problème systémique. Si on veut une transition écologique, il faut changer l’économie, les transports, l’éducation, la culture.  Ce n’est pas le sujet d’une spécialité, cela devrait englober tout le reste. C’est quelque chose d’inévitable, qu’on soit écolo ou non, le changement climatique est là. J’entends encore des émissions politiques ou aucune question n’est posée aux invités concernant l’écologie. C’est assez curieux.

Si vous deviez conseiller un livre à une personnes qui ne se sent pas concernée par cette thématique, lequel serait-il ? Et pourquoi ? 

Il y a un livre que j’aime beaucoup et qui est une bonne porte d’entrée pour ce sujet, c’est l’Atlas de l’anthropocène d’Aleksandar Rankovic et François Gemenne. Il est très clair. L’écologie est un sujet complexe : toutes les décisions en induisent d’autres. C’est en expliquant la complexité que le sujet devient abordable. Dans les médias, on confond encore compliqué et complexe. A force de simplifier certains sujets, on les rend incompréhensibles.

Propos recueillis par Romane Lhériau

[INTERVIEW] Alpha Kaba : « Cela tient du devoir du journaliste de témoigner pour les personnes sans voix qui sont encore en captivité ou qui sont décédées »

 Journaliste guinéen réfugié à Bordeaux, Alpha Kaba vient de publier Esclave des milices, voyage au bout de l’enfer libyen aux éditions Fayard. Dans ce livre, il témoigne de l’horreur vécue pendant trois ans lorsqu’il est capturé par des miliciens et réduit en esclavage. 

Alpha Kaba, auteur d’Ésclave des milices, voyage au bout de l’enfer libyen.
(Photo : Lydia Menez / EPJT)

Il y a sept ans vous étiez journaliste en Guinée, qu’est-ce qui vous a amené à fuir votre pays ?

Alpha Kaba. En 2013, je travaillais dans une radio à Kankan qui organisait des émissions interactives autour de la vie sociétale. Nous dénoncions la corruption qui avait lieu dans l’administration locale. Un jour, le président devait se rendre à Kankan. Nous en avons profité pour organiser une émission sur le manque d’électricité, d’eau potable dans la ville, … Des manifestations ont éclaté et nous avons été pointés du doigt par les autorités comme instigateurs de ce mouvement. Notre radio a été pillée et j’ai dû fuir le pays.

Quels traumatismes laisse un tel fléau sur une vie humaine ?

A.K. J’ai été torturé, ligoté, frappé. Il n’y a pas de mot pour décrire ce que j’ai vu et vécu en Libye. Personne ne mérite de vivre ça.

Comment fait-on pour ne pas perdre espoir ?

A.K. C’est tout d’abord ma famille et ma fille qui m’ont permis de tenir. Je n’arrêtais pas de penser à eux. Je me disais qu’elle aurait besoin de revoir son papa. Je discutais aussi avec mes amis sur place, qui comme moi étaient des esclaves, pour ne pas perdre espoir. Ce n’était pas facile d’y croire, d’autant plus quand on subit des tortures quotidiennes. 

Avez-vous eu l’impression de vous dédoubler à un moment donné et d’être en reportage en même temps que vous viviez ce supplice ?

A.K. Au moment même où je vivais la situation, j’avais en tête l’idée de témoigner si je m’en sortais. Cela tient du devoir du journaliste de témoigner, pour les personnes sans voix qui sont encore en captivité ou qui sont décédées. Mais aussi pour attirer l’attention des autorités. Cela m’a permis de tenir, même si mes amis sur place ne savaient pas que j’étais journaliste. J’ai été obligé de le cacher pour ne pas que l’on pense que j’étais venu ici pour enquêter.

Pensez-vous que votre livre va ouvrir les yeux des journalistes occidentaux sur les conditions d’exercice du métier de journaliste sur le continent africain ?

A.K. C’est mon objectif. D’abord ouvrir les yeux du monde et des politiques sur la liberté d’expression, très restreinte dans la plupart des pays africains. Soit les journalistes sont au service de l’État ou alors ils s’exilent. Je suis optimiste. Je pense que ce message va être entendu et que le monde va s’imprégner des réalités journalistiques en Afrique.

Quelle est votre situation professionnelle aujourd’hui ?

A.K. Ce n’est pas facile, je cherche toujours du travail. Je suis diplômé de l’IJBA (Institut de Journalisme Bordeaux-Aquitaine). Je voudrais faire de la radio mais on me dit que mon accent est trop africain. Je suis aidé par des associations, parce que c’est un rêve d’enfant que je souhaite réaliser.

Pensez-vous pouvoir intégrer une rédaction en France ou un groupe d’indépendants à qui vous allez pouvoir apporter votre expérience personnelle et votre expertise sur le sujet ? 

A.K. Il reste toujours de l’espoir et j’ai pour projet d’intégrer une rédaction si l’occasion se présente. Il faut de la patience, c’est ce que j’ai appris en Libye. Je suis en train de mettre en place une association, à l’image de SOS Migrant ou Médecin sans frontière, afin de faire savoir à toute l’Europe que l’esclavage perdure.

Que pensez-vous de la politique migratoire européenne ? 

A.K. Je remercie l’État français pour m’avoir accordé le droit d’asile mais je trouve qu’il y a encore beaucoup de manques d’un point de vue humanitaire. Lorsque tu quittes ton pays, c’est parce que ton Etat est pillé et que tu ne parviens même plus à manger à ta faim. Le règlement Dublin III nous empêche de demander l’asile dans le pays que l’on veut. Ce qui est censé être un droit devient une obligation.

Où en êtes-vous dans vos démarches pour faire venir votre fille auprès de vous ?

A.K. Ma situation n’est pas encore assez stable pour faire venir ma fille. Je n’ai toujours pas d’appartement, je suis hébergé par un étudiant. Je m’occupe d’elle à distance. Elle vit actuellement chez ma grande soeur en Guinée-Bissau. Je lui envoie de l’argent pour la nourriture, les vêtement et sa scolarité en attendant qu’elle me rejoigne. 

Est ce que vous comptez retourner un jour en Guinée ? 

A.K. Même si la France me donne tout, il me faut retourner là-bas, c’est une étape nécessaire dans ma reconstruction. J’aimerais mettre à profit ma formation à l’IJBA, parce que contrairement à la Guinée j’ai eu la chance d’apprendre mon métier à l’école. Je voudrais contribuer à donner une nouvelle image à la presse guinéenne. 

Propos recueillis par Chloé Giraud et Louise Gressier.

[INTERVIEW] Edwy Plenel : « Le pouvoir n’a eu de cesse, avec des relais médiatiques, de caricaturer ce mouvement des Gilets jaunes »

Edwy Plenel est journaliste et président du site d’information Mediapart. Dans son livre La Victoire des vaincus, publié aux Éditions La Découverte, il analyse le mouvement des Gilets jaunes comme une victoire pour le peuple et détaille sa conception du journalisme.

Edwy Plenel, auteur de La Victoire des vaincus. (Photo : Lydia Menez/EPJT)

Diriez-vous queLa Victoire des vaincus est un livre politique plus qu’un livre de réflexion journalistique ?

Edwy Plenel. Le mot politique, au sens partisan, n’est pas l’objet du livre. En revanche, depuis quarante-trois ans que je fais ce métier, je pense que le journaliste est au cœur d’un principe démocratique : le droit de savoir des citoyens. Il y a une forme d’engagement démocratique dans le journalisme. Il a pour fonction de servir un droit qui est plus fondamental que le droit de vote ; parce que si je vote sans savoir ce qui est d’intérêt public, je peux voter à l’aveugle pour mon pire malheur. Ce livre est une réflexion sur l’événement des Gilets jaunes, pour en souligner la nouveauté et le réhabiliter par rapport à la façon dont il a été caricaturé. C’est un mouvement qui part de l’injustice fiscale et qui pose la question de l’égalité, qui est pour moi le moteur de l’émancipation. Par ailleurs, le pouvoir n’a eu de cesse avec des relais médiatiques de caricaturer ce mouvement. Ils ont choisi de se concentrer sur quelques dérives violentes du mouvement pour que ce peuple soit forcément laid, raciste, antisémite, ou encore xénophobe. Moi, je crois que la réalité de ce mouvement est beaucoup plus complexe et diverse. Derrière cela s’exprimait une certaine forme de haine de classes.

Mercredi soir, vous étiez sur le plateau de Paris Première face à Mounir Mahjoubi, Secrétaire d’État en charge du Numérique, qui rejette votre qualification « d’affaire d’État » pour désigner l’affaire Benalla. Est ce que Mediapart dispose d’informations supplémentaires pour qualifier cette « affaire d’État » ?

E. P. C’est déjà sur la table. Il y aura beaucoup d’informations à venir puisque c’est une enquête au long court, mais le rapport du Sénat, qui s’est appuyé sur des révélations de Mediapart, le montre déjà. Un collaborateur, « Monsieur Sécurité » du président, reconnu par toute l’institution, va, déguisé en policier, frapper des opposants politiques. Benalla aurait dû être écarté dès le 2 mai 2018. C’est ce que pense le préfet de police quand il prévient qu’il y a une vidéo où l’on voit les méfaits de Benalla. Non seulement il n’est pas viré, mais il est protégé. Le fait de protéger quelqu’un qui se comporte en nervi au sommet d’un État démocratique, c’est déjà une affaire d’État ! Puis arrivent coup sur coup trois révélations de Mediapart : la première, c’est les passeports diplomatiques, puis le contrat russe et enfin le viol du contrôle judiciaire et l’effacement des preuves. Je l’ai écrit dès le mois de juillet, le fait qu’il soit à ce point soutenu par Macron en fait forcément une affaire d’État. Concernant la réaction de Mounir Mahjoubi, c’est terrible de voir des gens qui, par ambition politique, en viennent à perdre leur sens critique.

En février dernier, Mediapart a subi une tentative de perquisition dans ses locaux. Est-ce pour vous la preuve d’une défiance envers la presse et plus particulièrement envers Mediapart de la part d’Emmanuel Macron ?

E. P. Pendant la campagne présidentielle nous lui avons dit que nous aurions surement, à Mediapart, des divergences sur les questions sociales et sur ses choix très libéraux économiquement. Je pensais que sur les questions de société, il était aussi politiquement libéral. Ma surprise s’est faite avec l’entretien du 15 avril 2018 chez Jean-Jacques Bourdin où l’on a découvert un président autoritaire qui, contrairement à sa promesse d’une « révolution démocratique profonde », est très peu respectueux des contre-pouvoirs et du pluralisme de la société. Souvenez-vous de sa phrase : « Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité ». C’est une antiphrase parce qu’en réalité il y a une presse qui l’embête en cherchant justement la vérité. Cela vaut aussi pour ses récentes déclarations à un groupe de journalistes, reprises par Le Point, où il parle d’une « information neutre ». Mais l’information est pluraliste, elle doit être rigoureuse, certes, mais certainement pas neutre. Pour moi, y compris sur la presse, Monsieur Macron n’est ni un libéral ni un progressiste.

Vous dites tout au long de votre livre que le journalisme et les Gilets Jaunes font front commun face au gouvernement et à la personne d’Emmanuel Macron, pourtant, vous n’hésitez pas à critiquer le travail des chaînes d’info en continu, ne serait-ce pas un peu hypocrite ?

E. P. Je parle de ma conception du journalisme et je ne critique pas explicitement tel ou tel média. Dans ces chaînes d’info en continu il y a des journalistes qui essayent de travailler au mieux pour leur indépendance et je me désolidarise de toute forme de haine du journalisme. Mon livre sert aussi à provoquer une réflexion dans la profession. Je pense que lorsqu’il y a un événement comme celui-ci, il faut mettre de côté tous ces commentateurs qui n’ont jamais sorti une info de leur vie et qui viennent sur les plateaux télé dire aux gens ce qu’ils doivent penser. C’est pour cela que la confiance est minée dans notre profession.

Propos recueillis par Louise Gressier et Léo Juanole

[INTERVIEW] Daniel Schneidermann : « Il existe des points communs entre le traitement médiatique des migrants et celui des réfugiés juifs »

Daniel Schneidermann est journaliste et créateur du site d’informations Arrêt sur images. Il publie Berlin, 1933 : la presse internationale face à Hitler. Le livre analyse le traitement médiatique de la montée du nazisme, de l’élection d’Hitler au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Son ouvrage a remporté le Prix du livre du journalisme des Assises 2019.

Daniel Schneidermann, auteur de Berlin, 1933
(Photo : Louise Gressier / EPJT)

Pendant la remise du prix, vous avez dit avoir eu « beaucoup de mal à écrire ce livre ». Pourquoi ? Daniel Schneidermann. J’ai été stupéfait par l’ampleur de ma découverte. À l’époque, une sidération journalistique collective a eu lieu. Les journalistes étaient atterrés par les événements à couvrir. Ils n’arrivaient pas à trouver les mots pour raconter. Cette sidération m’a déconcerté. D’habitude, j’arrive à prendre de la distance. Mais pas là. J’ai tout simplement été écrasé par le sujet. Pourquoi avoir anglé votre livre sur l’avant 1939-1940 et non sur la guerre ? D. S. Ce que je voulais, c’était analyser une presse libre, pas une presse censurée. On se doute qu’une presse censurée ne dit rien. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi une presse libre ne dit rien ou dit mal. Alors que théoriquement, elle a le droit de s’exprimer. Ça m’a également permis de faire des parallèles avec notre époque. « Ce livre est né de l’effroi Trump. » Dans votre livre, vous parlez de Donald Trump, d’Éric Zemmour, des migrants, etc. Assumez-vous ce risque de faire des comparaisons avec notre actualité contemporaine ? D. S. Je prends des pincettes quand je fais des comparaisons. Les situations ne sont pas les mêmes mais il y a des similitudes dans les mécanismes journalistiques. Par exemple, il y a des points communs entre le traitement médiatique des migrants aujourd’hui et celui des réfugiés juifs en 1938. On ne fait jamais de papiers qui les humanisent, qui montrent leurs visages. On préfère publier des articles chiffrés. La montée du nazisme est un « aveuglement médiatique collectif ». Existe-t-il aujourd’hui un phénomène analogue ? D. S. Il y a des sujets auxquels nous sommes aveugles sans le savoir. Concernant le changement climatique, on a l’impression de faire notre boulot : on écrit des papiers, on couvre les manifs, etc. Les médias le traitent, le préviennent, le disent. Mais rend-on bien compte de l’énormité qui va nous tomber sur la tête ? Autre exemple : ne sommes-nous pas aveugles face à un processus général d’effondrement de la démocratie ? Nous, la presse, ne sommes-nous pas aveugles face à l’effondrement de la presse ? Je pense qu’il faut se poser des questions. Il faut sortir de notre système de référence et le regarder de l’extérieur. Pour documenter votre livre, vous vous êtes plongé dans les archives de plusieurs journaux anglo-saxons et français. Avez-vous remarqué une tendance à l’uniformité ou bien de réelles différences de traitement ? D. S. Quand on analyse en détails les journaux sans étiquette politique (Paris-Soir, L’intransigeant, Le matin, Le temps), on se rend compte qu’ils disent la même chose. Il y a une uniformité et un suivisme encore présents aujourd’hui. J’ai découvert le lieu où se fabrique ce suivisme. C’est la fameuse Stammtish à Berlin, où se regroupent tous les journalistes correspondants américains et anglais. Tous les soirs, ils se retrouvent et se mettent d’accord sur l’actualité. Quel journaliste auriez-vous fait en 1933 ? D. S. Je pense que j’aurais été viré tout de suite par Goebbels [ministre de la propagande sous Hitler, ndlr]. Personnellement, je suis incapable d’autocensure. Je considère qu’un journaliste doit dire à ses lecteurs tout ce qu’il sait. Je n’aurais peut-être pas été meilleur qu’eux. Je ne fais d’ailleurs pas la leçon aux journalistes de l’époque. C’était très dur de se coltiner les nazis tous les jours et de savoir où placer la limite. Finalement, les vrais responsables de l’aveuglement médiatique, ce ne sont pas eux mais leurs journaux qui n’ont pas voulu voir ce qu’il se passait.

Propos recueillis par Lydia Menez

 

[INTERVIEW] Fabrice Arfi : « Un braquage sur le dos du droit à l’environnement »

Fabrice Arfi est journaliste et coresponsable du pôle enquêtes à Mediapart. En septembre 2018, il publie D’argent et de sang aux éditions du Seuil. Ce livre raconte la plus grosse arnaque française qui s’est jouée de la taxe carbone imposée aux entreprises pour lutter contre la pollution. Il nous plonge alors au cœur d’un système mafieux digne d’un grand film d’action américain. Pourtant, ça se passe bien en France.

Fabrice Arfi, auteur D’argent et de sang
(Photo : Lydia Menez / EPJT)

Selon vous, une mafia française existe-t-elle ? 

Fabrice Arfi. En France, on a peur du mot mafia. On parle du grand banditisme ou du gang de la brise de mer pour des phénomènes bien mafieux. Une mafia est à l’œuvre dans l’affaire de la taxe carbone. En la traquant, j’ai découvert que tous les ingrédients d’un film scorsésien, et même d’une tragédie shakespearienne, étaient sous nos yeux, à Paris. C’est ce qui m’a donné envie d’en faire un livre. En grand fan de Scorsese, j’y raconte l’histoire des Affranchis français. Grâce au capitalisme des casinos, ces escrocs ont réalisé un braquage sur le dos du droit à l’environnement. Mais l’affaire financière a vite basculé dans le sang et la décadence criminelle. Entre cinq et sept assassinats y seraient liés.

D’où vient votre intérêt pour le trio d’escrocs le plus puissant de France ? 

F. A. Les deux gamins de Belleville sont nés dans une famille et un quartier très populaires, ont arrêté l’école tôt et vite compris que leur prospérité se ferait en dehors des limites du code pénal. Le blouson doré de l’affaire a grandi à l’autre bout de la géographie parisienne mais aussi de l’échelle sociale, dans le quartier chic du XVIe arrondissement. L’histoire est à la fois intime et politique dans un moment d’époque : la rencontre de trois personnages formant le trio infernal de l’escroquerie française. Je n’ai aucune attirance pour ces héros et leur morale mais j’avoue être fasciné par leurs profils.

Votre livre dénonce un silence politique. Pourquoi l’État n’en parle-t-il pas ? 

F. A. Contrairement à ce que les escrocs ont voulu faire croire, l’État n’est pas complice de l’arnaque. En revanche, une forme d’arrogance, d’incompétence et de complaisance lui ont fourni la honte. C’est la plus grande escroquerie que la France n’ait jamais connu. Des milliards d’euros ont été dérobés au nez et à la barbe de l’État en seulement 8 mois sur une bourse carbone. Cette dernière devait lutter contre le réchauffement climatique – l’enjeu le plus important de notre époque – mais a finalement créé un lieu dévoré par les mafias. Le gouvernement a jeté un voile pudique sur cette histoire. Pourtant, elle en dit long sur l’atrophie du contrôle et les prisons idéologiques dans lesquelles s’enferment certains responsables politiques.

Vous avez rencontré Marco Mouly, l’un des trois leaders de l’arnaque, que vous a apporté cette rencontre ?

F. A. J’ai contacté Marco Mouly pendant plusieurs semaines en vain. Il est finalement venu à moi. Après la publication d’un article sur lui, il a fait appeler le standard du journal pour me rencontrer le jour même. Il m’a donné rendez-vous dans un centre esthétique de luxe pour hommes ; la scène était pittoresque. Il voulait me voir car il jugeait que la photo publiée ne rendait pas hommage à son physique. En réalité, nous avons discuté pendant 3 heures et nous sommes revus à plusieurs reprises. 

Ça m’a été très utile, notamment pour pénétrer son monde. Il a été condamné en première instance pour avoir œuvré dans cette arnaque. Mais tout le monde a un propos. Même les grands menteurs disent des bouts de vérité. Mon métier est de les cerner en accumulant les faits. Le journaliste doit parler à tout le monde tout le temps, même à ceux dont la moralité n’est pas au rendez-vous.

Vous avez eu accès à de très nombreuses informations policières et judiciaires. Vous donnez même des numéros de comptes et le montant de virements bancaires. Donner ces détails est un gage de sécurité ou plutôt un risque ? 

F. A. Tous les comptes sont saisis donc ça n’est pas risqué. Ces détails permettent de remporter la conviction du lecteur sur la qualité du travail journalistique. J’ai écrit un roman sans fiction et je voulais qu’en fermant le livre, on se dise : « Tout est vrai, il n’a rien inventé. » La crédibilité d’une histoire ne repose pas simplement sur son message essentiel mais sur les précisions données. 

Dans le film Depuis Mediapart, la réalisatrice explique : « À Mediapart, tout est sujet à enquête et toute enquête est politique. » Êtes-vous d’accord ? 

F. A. Si le mot politique concerne la chose publique – ce qui nous appartient et fait la société, je pense que tout travail journalistique est politique. Mais si on entend politique au sens partisan, je ne me retrouve pas dans ce propos. Je suis pour l’engagement mais pas pour le militantisme dans le journalisme. Le militantisme vous empêche de voir ce qui est en dehors de vos convictions. À l’inverse, tous les journalistes sont engagés pour leur travail et pour la vérité. Par exemple, je suis engagé dans la lutte contre la corruption qui est une tragédie aussi grave que le chômage ou le déficit public selon moi. 

Dans ce même film, vous expliquez faire un travail consensuel par opposition à ceux qui qualifient le journalisme d’investigation de subversif. En quoi ce livre est-il consensuel ? 

F. A. L’escroquerie à la taxe carbone a coûté entre 1,6 et 3 milliards d’euros au contribuable français. Cet argent a été pris dans les poches de ceux qui payent des impôts. Pourtant, l’impôt correspond à la solidarité nationale et finance les services publics. Faire ce type d’escroquerie, c’est rentrer dans les écoles, hôpitaux ou commissariats et défoncer le matériel. Nous sommes tous les victimes invisibles de la fraude fiscale. Frauder le fisc, c’est subversif. Le dénoncer, c’est consensuel.

Propos recueillis par Manon Van Overbeck 

[INTERVIEW] Antoine Albertini : « Sans les milliers de clandestins, des secteurs entiers de l’économie s’effondreraient »

Correspondant au Monde et ex-rédacteur en chef adjoint de Corse Matin, Antoine Albertini raconte, dans son nouvel ouvrage Les Invisibles aux éditions J-C. Lattès, l’exploitation d’immigrés clandestins par des propriétaires agricoles de la plaine orientale corse. 

Antoine Albertini, auteur des Invisibles (Photo : Lydia Menez / EPJT)

 

Comment les migrants clandestins sont-ils mis en contact avec les exploitants agricoles ?

Antoine Albertini. La plupart du temps il s’agit d’immigration parfaitement légale et dans d’autres cas, ce sont des réseaux de passeurs qui peuvent générer des chiffres d’affaires allant jusqu’à 900 000 euros annuels. Alors même que les ouvriers clandestins vivent dans une extrême précarité. Leurs conditions de vie naviguent entre le Moyen-Âge et le Tiers-monde.

Comment expliquez-vous que des clandestins, une fois en situation régulière, deviennent eux-mêmes les esclavagistes de leurs semblables ?

A. A. Il y a des cas patents dans lesquels d’anciens clandestins exploitent eux-mêmes, dans les conditions extrêmement dures qu’eux mêmes ont connu comme exploités, ceux qui arrivent après eux en Corse. Pourquoi le font-ils ? Tout simplement pour l’appât du gain. C’est une forme de prédation d’autant plus simple à mettre en oeuvre qu’elle est très peu punie car très peu détectable. Les mécanismes de la pauvreté et de l’exploitation se perpétuent pratiquement d’une génération à l’autre, mais encore une fois, ce n’est pas la règle. Néanmoins, il ne faut pas avoir une vision irénique de la solidarité entre réprouvés. Quelqu’un qui a faim et qui souffre, s’il n’a pas d’autre moyen pour s’en sortir que d’exploiter à son tour, il le fera.

Dans l’épilogue, vous dénoncez la compassion qu’a l’Homme pour ses voisins lointains et son indifférence pour celui qui vit à côté de chez lui. Pourquoi quasiment personne ne se préoccupe d’eux alors que tous semblent connaître leur existence ?

A. A. C’est un phénomène qui se produit partout ailleurs. Il y a une misère qui paraît exotique et qui surtout, en fonction de l’actualité, peut devenir très médiatique. Pour des prédateurs de l’information, embrasser la cause humanitaire plutôt qu’une autre est très payant. Nous avons vu tout un tas de belles âmes se mobiliser, à juste titre, en faveur des migrants. Par contre, ces même personnes ne se posent pas la question de savoir qui fait la plonge ou la cuisine dans les restaurants qu’elles fréquentent quotidiennement, pour la simple raison que ces dernières sont invisibles. Les clandestins devraient être visibles par leur nombre et par l’importance des fonctions qu’ils accomplissent dans certains secteurs économiques (restauration, agriculture, BTP…), mais sont en réalité invisibles car complètement intégrés au quotidien. Cela ne rend pas les choses suffisamment prégnantes pour qu’on s’en empare.

Vous consacrez de nombreuses pages aux clandestins qui ont dû faire face aux injustices de la machine judiciaire. Pourquoi estimez-vous que la justice ne décourage pas cette exploitation ?

A. A. La justice manque de moyen. Le groupe de lutte contre le travail illégal de la gendarmerie de Haute-Corse, là où se concentre l’essentiel des exploitations agricoles qui emploient des clandestins, réunit à peine plus de quatre enquêteurs. La grande hypocrisie au centre de ce système, c’est que l’État prétend lutter contre l’immigration clandestine alors que, quand il ne la favorise pas implicitement, il l’encourage. L’État sait très bien que sans les milliers de clandestins, des secteurs entiers de l’économie insulaire s’effondreraient ; l’agriculture en première. 

Faut-il encore acheter des fruits corses ? 

A. A. Faut-il acheter des t-shirts fabriqués au Bangladesh ? Tout le problème est là : comment savoir si la clémentine du supermarché a été cueillie par un mec qui a été maltraité et qui n’a probablement pas été payé ? Nous ne pouvons pas déterminer la part de l’agriculture qui est tirée de la sueur des esclaves modernes. Nous ne pouvons faire autrement que subir le système. En revanche, ce que les pouvoirs publics peuvent faire, c’est prendre le problème à bras-le-corps en agissant pour que les personnes arrivées sur le territoire national puissent y vivre normalement.

En leur donnant l’autorisation de travailler durant leur séjour, par exemple ? 

A. A. Pour prendre un exemple paroxystique, la solution ne serait certainement pas qu’on leur délivre un titre de séjour sur le territoire tout en les interdisant de travailler. Soit on leur donne des papiers, soit on refuse leur entrée. Tout le monde y gagnerait : les employeurs, les migrants et les impôts. Sauf que le système ne le met pas en pratique. Le sytème est au comble de l’absurde et fonctionne comme une machine qui tourne à vide. Nous ne luttons pas contre l’immigration illégale quand nous favorisons l’entrée sur le territoire national de ces gens que nous laissons être exploités comme des esclaves modernes.

Lors de votre reportage pour France 3, en 2009, El Hassan Msarhati, travailleur clandestin tué quelques temps après, vous a dit : « Si je parle, ils me mettront une balle dans la tête ». Ce livre est-il un hommage à cet homme qui a osé parler et en a payé le coût de sa vie ?

A. A. Je ne suis pas du tout animé par le trip du chevalier blanc. En revanche, quand il y a des faits qui me semblent intéressants, j’essaie de les disséquer au maximum pour les porter à la connaissance du public. Ce n’est pas un hommage que je lui rends à proprement parler, mais c’est certain que le livre m’a permis de comprendre si j’ai eu un rôle involontaire à jouer dans son assassinat. Après enquête, je ne pense pas que ce soit le cas. Je ne souhaite pas m’exonérer, mais j’ai suffisamment d’éléments pour dire qu’il s’était créé assez d’inimitiés pour risquer sa vie sans que j’intervienne. Cela dit, l’enquête m’a ouvert la porte d’un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence ; celui des travailleurs illégaux. C’est une manière pour moi d’avertir les gens sur ce qui se passe sous leurs yeux.

Vous expliquez que tous les suspects s’en sont tirés. Avez-vous une intuition concernant le coupable réel ? 

A. A. L’une des trois personnes mises en cause — celui que j’appelle « Le Chasseur », un ivrogne xénophobe et raciste — s’est suicidé quelques semaines avant la sortie du bouquin. Cela ne le désigne pas comme coupable, d’autant qu’il avait une personnalité assez complexe pour que tout un tas de raisons puisse expliquer son geste, mais cela interroge. La vérité, c’est que je n’ai absolument pas de religion sur la question. C’est tout le drame finalement, qu’il soit à ce point facile d’abattre un homme en plein jour et de s’en tirer de la sorte. En dépit des efforts réels des gendarmes, la lumière n’a jamais été faite sur cette affaire. Cela doit conduire à s’interroger sur le fonctionnement de la justice.

Peut-on espérer une amélioration du sort des travailleurs immigrés clandestins ?

A. A. Je n’y crois pas. Parce que le système est trop bien rôdé et parce que, comme souvent quand on pointe les travers de la Corse, elle se replie sur elle-même. Le fait que la société insulaire refuse de se regarder en face sur ses aspects les moins reluisants plombe sa capacité à évoluer et à se développer sur tous les plans économiques, sociaux et culturels. Ce qui pourrait faire bouger les choses, ce serait d’adopter des lois et faire en sorte que les gens qui sont chargés de les faire respecter aient les moyens de travailler. Est-ce que cela me semble être une priorité de ce gouvernement, de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui suivront ? Je ne pense pas.

Propos recueillis par Dorian Le Jeune

[INTERVIEW] Frédéric Pommier : « Il faut s’interroger sur la place accordée à nos aînés »

Frédéric Pommier est journaliste à France Inter. Sa chronique de décembre 2017 alarme sur les conditions de traitement des personnes âgées dans les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Publié aux éditions Équateurs Littérature, son livre Suzanne alterne entre le récit de la vie de sa grand-mère et son parcours en Ehpad. Il dépeint la dure réalité de son traitement où le soin a bien souvent fait place à la négligence.

Frédéric Pommier, auteur de Suzanne, au salon du livre des Assises internationales du journalisme. (Photo Louise Gressier / EPJT)

Le livre raconte la vie de Suzanne, votre grand-mère. Comment avez-vous réuni autant de détails sur elle ?

Frédéric Pommier : Elle a toujours raconté sa vie à nous, ses petits-enfants. Et pour aller plus dans les détails, j’ai passé des heures et des heures au téléphone avec elle. Je me suis aussi basé sur un récit que ma grand-mère avait écrit il y a vingt ans. Pendant quinze ans, elle a pris des notes sur ce qu’elle avait vécu pendant son enfance et son adolescence. Je me suis appuyé sur ces souvenirs qu’elle avait déjà fait ressurgir. Je l’ai interrogée plusieurs fois. Et c’est comme ça qu’elle a réveillé d’autres souvenirs. Je me suis aussi appuyé sur une correspondance et le journal intime de mon grand-père, Pierre, qu’il a écrit durant les six dernières années de sa vie. Parfois, je lui faisais référence à des faits dont il faisait allusion et elle réagissait. Tout cela, ça a fait surgir des souvenirs de voyage, de vacances. Évidemment, si j’avais utilisé toutes ces informations, mon livre aurait sans doute fait mille pages. J’ai sélectionné ce qui me semblait le plus parlant, le plus amusant parfois à écrire.

Suzanne est une femme de caractère qui avait soif d’aventures. Elle rêvait d’être comédienne à New York. Elle ne se préoccupe pas de la mort, ça ne l’intéresse pas. Est-ce une manière de mieux vivre la vieillesse ?

F. P. : Elle n’a jamais trop supporté dans la réalité de voir son corps décrépir. Elle a fait du tennis et a conduit jusqu’à assez tard, trop même. Comme beaucoup de personnes, elle n’accepte pas l’idée d’être devenue moins alerte. Elle voudrait continuer de conduire, même si elle ne peut plus se tourner. Tant qu’elle peut appuyer sur les pédales, elle voudrait continuer. Je ne sais pas si elle est exemptée du fait qu’on puisse bien vieillir. Les deuils qu’elle a vécus, à mon avis, c’est normal à son âge. Ce sont toujours des moments qui la rendent extrêmement triste, comme la mort de son fils et son mari. On peut vivre avec ses deuils, on peut se remettre de ces épreuves.

Pensez-vous qu’on puisse inventer un modèle social permettant de mieux traiter nos personnes âgées ?

F. P. : Je pense effectivement qu’il faut que l’on se sente tous concernés, que l’on y réfléchisse. Les personnes âgées appartiennent aujourd’hui à une catégorie de population « invisibilisée ». Tout comme celle des prisonniers. Ce sont des gens qu’on ne voit pas dans la rue, ni à la télévisionn ni dans les journaux, parce que ça ne fait pas plaisir de s’intéresser à des gens d’une grande classe d’âge. Je pense qu’il faut se demander si ce sont les Ehpad qu’on veut voir se développer. Les Français sont de plus en plus nombreux à vivre vieux. Un lycéen sur deux aujourd’hui sera centenaire. À ce rythme-là, je crains que l’on soit contraint d’ouvrir de nouveaux établissements calqués sur le modèle actuel. Faut-il que le secteur soit obligatoirement en partie marchand ? Je ne suis pas sûr qu’il y ait plus de dysfonctionnements dans les établissements à but lucratif que dans les établissements publics. Et au moins, on peut s’interroger sur la place que l’on veut accorder à nos aînés, le livre pose cette question au lecteur. Il avance aussi le sujet de la mémoire, du dialogue entre les générations.

Propos recueillis par Victoria Geffard.

[INTERVIEW] Claude Sérillon : « J’ai voulu reconstituer un moment d’histoire demeuré discret »

Claude Sérillon auteur de Un déjeuner à Madrid au salon du livre des Assises internationales du journalisme 2019.
(Photo Louise Gressier / EPJT)

Claude Sérillon est journaliste, écrivain et homme de télévision. Il a notamment présenté le 20h de France 2 à la fin des années 1990. Présent sur le salon international du journalisme à Tours, il nous présente Un déjeuner à Madrid aux éditions Cherche Midi, un roman basé sur un événement oublié de l’histoire : la rencontre entre de Gaulle et Franco du 8 juin 1970.

Que nous raconte votre livre ?

Claude Sérillon. J’ai voulu reconstituer un moment d’histoire demeuré discret car il a embarrassé tout le monde. De Gaulle est battu au référendum de 1969, il se sent humilié. Il va partir en Irlande pendant l’élection de Pompidou et ne plus voir personne. Après l’Irlande il s’enferme chez lui à la Boisserie où il continue d’écrire ses mémoires. Au mois de décembre 1969, il veut aller en Espagne. On sait que Charles Quint l’intéressait, Cervantes, Don Quichotte. Il ajoute à l’ambassadeur de France, que naturellement il verrai Franco. Stupéfaction totale. Franco est allé faire les saluts nazis fascistes à côté d’Hitler.

Pourquoi vous-être intéressé à cette rencontre ?

C. S. Je suis très frappé par ces rencontres qui paraissent invraisemblables comme avec Trump et Kim. Pour avoir été dix-huit mois à l’Elysée, j’ai vécu des rencontres hors du temps. Quand vous êtes petite souris, observateur de la scène, c’est très étonnant. La discussion internationale oblige de discuter avec son ennemi. Au fond le réalisme de de Gaulle qui va voir Franco, c’est peut-être aussi une leçon de modestie sur nos jugements à nous, journalistes. Immédiatement on fait des camps, le bien et le mal. Mais il faut bien que les leaders discutent entre eux.

Où est la part de réel dans votre roman ?

C.S. Toute la partie voyage est avérée. La partie déjeuner est quasi certaine car il restait quelques éléments. Aujourd’hui tous les acteurs, témoins sont morts. L’entretien est inventé à partir d’éléments. Mon idée était de les faire parler sur quelque chose qui aurait pu être réel. Je suis allé chercher dans les propos des uns et des autres et j’ai traficoté pour que cela se transforme en un dialogue. Comme si on avait imaginé une discussion entre Louis XIV et Napoléon.

Pourquoi la presse n’en a pas du tout parlé ?

C.S. À l’époque, la télévision est aux mains du pouvoir [de l’ORTF] donc la consigne est de ne pas embêter le Général. On n’en parle pas. Quand Franco apprend la visite du général, sa fille raconte qu’il a fait des bonds de joie. Personne ne venait le voir, il était replié au palais du Pardo.

Comment va se passer le voyage puis la rencontre ?

C.S. De Gaulle part début juin de la Boisserie [sa résidence familiale]  à Colombey-les-Deux-Eglises. Il traverse toute la France avec deux DS, deux chauffeurs, pas de gardes du corps particuliers. Personne pour le signaler. Aucun journaliste. Au Palais du Pardo, il s’entretient pendant 45 minutes avec Franco. Puis suit un déjeuner avec Madame de Gaulle, Madame Franco, la fille de Franco et son mari, l’ambassadeur de France et sa femme. On ne sait pratiquement rien de ce moment. Il n’y a eu que deux dépêches de l’ambassadeur envoyées au Quai d’Orsay qui disent que l’entretien s’est bien passé. De Gaulle dira que Franco était gâteux et que le saumon était exquis. Le traducteur dit dans une interview 25 ans après que ça s’est très bien passé, que c’était cordial. On ne rentre pas dans les détails. C’est la stupéfaction quand Malraux l’apprend. De Gaulle s’en fout. Quand il va revenir en France, de Gaulle dira « Oui je sais que ça a jasé et bien qu’ils jasent ». Il ne dira rien d’autre sauf une lettre de remerciements étonnante à Franco.

Comment deux hommes que tout oppose ont-ils pu sympathiser ?

C.S. Ce sont deux généraux qui se sont affranchis des règles de discipline. Franco a fait un coup d’Etat. Théoriquement, un général ce n’est pas fait pour ça. De Gaulle a fait un bras d’honneur à Pétain quand il était secrétaire. De Gaulle n’est pas un chef politique, il déteste la politique. Il méprise les hommes politiques et la presse. Il y avait des points communs entre Franco et De Gaulle. J’ai essayé de faire une réflexion sur le pouvoir, sur la trajectoire de ces deux hommes. Franco va mourir 5 ans après, De Gaulle 4 mois. Cela m’a permis de faire une enquête de journaliste mais aussi un roman, je romance tout cela.

Vous auriez aimé faire de la politique ?

C.S. Non, je ne pense pas. Je ne suis pas capable. Il faut avoir beaucoup de certitudes et de courage. Je ne suis pas militant. Il faut se battre pour garder le pouvoir, vous êtes sanctionné par le vote des gens. J’ai beaucoup de respect pour eux parce que je pense que c’est très dur, très violent. Donc ce n’est pas si simple que ça. Je ne participe pas au soupçon permanent de Médiapart par exemple. Ce n’est pas ma conception du journalisme.

Aujourd’hui on caricature le président…

C.S. Autre temps, autre mœurs. Je pense que les figures politiques d’aujourd’hui sont plus proche de nous. Le quinquennat et la rapidité de succession a aussi impacté cela. La communication a bien évolué aussi. Il n’y avait pas d’attaché de presse. Aujourd’hui on sait tout, tout le temps. C’est très difficile de cacher quelque chose. Comme le ministre de l’Intérieur qui va faire la fête en boîte à deux heures du matin et qui se retrouve sur les réseaux.

Quels sont vos projets d’avenir ?

C. S. J’ai arrangé ce livre en pièce de théâtre mais ça peut prendre du temps. C’est un monde que je ne connais pas bien. C’est amusant, j’aime bien faire des choses différentes.

Propos recueillis par Nathan Cocquempot et Victoria Geffard

[INTERVIEW] Olivier Goujon : « Quand on s’attaque au journalisme, on s’attaque à un pilier de la démocratie »

Olivier Goujon est journaliste photoreporter. À l’occasion de la sortie de son livre Ces cons de journalistes, aux éditions Max Milo, il répond à nos questions sur sa profession précarisée.

Olivier Goujon, auteur Ces cons de journalistes (Photo : Louise Gressier / EPJT)

 

Dans votre livre, vous dépeignez une réalité assez noire. En tant que journaliste, qu’est-ce qui vous motive à vous lever le matin ?

Olivier Goujon. La réalité du métier de journaliste est très sombre, mais j’aime cette profession. La plupart des journalistes aiment tellement leur métier que ça en devient problématique. Ils ne se plaignent pas et travaillent dans des conditions désastreuses qui sont contre-productives pour la qualité de l’information.

Que faire pour travailler dans de meilleures conditions ?

O.G. Respecter et appliquer la loi. Embaucher des journalistes en CDI, rémunérer les pigistes en salaire, payer les sujets commandés, faire des commandes écrites. Ce serait un pas en avant mais personne ne le fait. Partout où l’on m’invite, dans les plus grands médias, on me félicite pour mon livre alors qu’eux-mêmes ne respectent pas la loi. Il y a une sorte de schizophrénie. Dans le premier chapitre de mon livre, je prends l’exemple d’Olivier Voisin. C’est un journaliste mort en Syrie. Il est parti chercher de l’information là où il ne devait pas aller, parce qu’il était obligé. Endetté, il devait payer son matériel et ses commandes se sont évaporées. C’est un mort de la précarité. S’il était parti avec une commande écrite, si quelqu’un avait payé pour sa sécurité, la situation aurait peut-être été différente. Lorsqu’il est mort, on lisait partout des tribunes défendant les photojournalistes, ces gens qui risquent leur vie pour nous… Mais qui s’est occupé de sa sécurité ?

Quels sont alors les moyens de lutte ?

O.G. On me reproche de ne pas donner de solution. Mais mon métier consiste à dire pourquoi et comment ça ne va pas, en écrivant des livres et des articles. C’est évident qu’il ne faut pas écouter les syndicats qui poussent à refuser toutes propositions indécentes. Ils oublient que 10 000 journalistes sont corvéables pour remplacer celui qui a dit non. Le seul conseil que je peux donner, c’est de travailler à plusieurs. Je crois au collectif. Mettez vos forces en commun, vous serez plus forts à dix que seul.

Peut-on parler de prolétarisation du journalisme ?

O.G. La prolétarisation du tertiaire s’applique évidemment au journalisme. Ça implique une charge démocratique : quand on s’attaque au journalisme, on s’attaque à un pilier de la démocratie.

Le but du livre est-il de réveiller les français ?

O.G. Je n’ai pas la prétention de vouloir réveiller qui que ce soit. Si vous voulez dormir, dormez. Si vous ne voulez pas voir ce qu’il se passe, ne le voyez pas. Mon but est d’informer. Mon livre ne suscitera pas un rétropédalage du néolibéralisme mais j’aurais fait mon métier, je peux mourir librement.

Votre ton alarmiste est-il nécessaire pour informer ?

O.G. Je n’ai pas un ton alarmiste. Ceux qui me font cette critique trouvent un intérêt au système : patrons de presse ou éditorialistes. Chez Pascal Praud sur CNews, j’ai parlé de reproduction sociale dans le journalisme ; nous sommes tous des mâles blancs de 45 ans et nos parents gagnaient 4 000 euros par mois. D’un coup, j’ai vu cinq mâles blancs de 45 ans se lever pour me dire : « Absolument pas, je ne suis pas déconnecté ! » J’ai entendu la même chose à la commission de la carte, alors qu’ils donnent des cartes de presse à des journalistes qui touchent 500 euros par mois. Chaque année, les critères sont plus bas. Tous les membres de la commission font campagne sur le combat contre la précarité mais une fois élus, ils disent n’être qu’un thermomètre pour mesurer la température dans la profession. Selon moi, il faudrait créer un organisme moral, comme ce qu’il existe en Belgique, qui aurait autorité pour afficher un manquement.

Propos recueillis par Léo Juanole et Lydia Menez

[INTERVIEW] Patrick Poivre d’Arvor : « Je raconte l’ambition et le pouvoir politique et médiatique »

Patrick Poivre d’Arvor a été le présentateur phare du JT de 20 heures de TF1 pendant plus du 20 ans. Présent au Salon du livre du journalisme à Tours, il nous parle de son dernier roman La vengeance du loup paru en janvier 2019 aux éditions Grasset.

Patrick Poivre d’Arvor, auteur de La Vengeance du loup (Photo : Louise Gressier/EPJT)

 

Votre livre dépeint l’ascension sociale d’un jeune homme aux dents longues. Vous sentiez- vous, comme Charles votre héros, prédestiné à une carrière publique ?

Patrick Poivre d’Arvor. Entre politique et journalisme, il y a une différence. L’idée de devenir président de la république ne m’a pas effleuré alors que mon héros, quand il perd sa mère à 12 ans, ne pense qu’à ça. J’ai mis un peu de moi en lui mais aussi dans le personnage de son père et de son grand-père. Le principe d’un roman est d’être dans le mentir vrai et dans les masques. Ce n’est donc pas une autobiographie.

Le format du roman vous permet-il de dire des choses que n’auriez pas pu dire autrement ?

PPDA. D’excellents confrères ont fait de grandes enquêtes journalistiques. Moi, j’aime beaucoup le genre du roman car on peut aller plus loin. Je l’ai déjà fait pour d’autres livres. J’aime la comédie de mœurs, la comédie humaine qu’on racontait beaucoup au XIXe siècle. On parlait de l’ambition chez Balzac, Stendhal, Maupassant, Hugo, etc. J’ai voulu faire la même chose, évidemment loin de leur talent. Mais j’ai travaillé sur le même ressort, à savoir l’ambition et le pouvoir, que ce soit politique ou médiatique.

Dans votre roman, le personnage principal, devenu un proche du président de la république, entretient une relation amoureuse avec une journaliste. Avez-vous vécu des situations de conflits d’intérêt entre médias et politiques ?

PPDA. Il y a eu des moments difficiles mais aujourd’hui, ils sont moins en moins nombreux. J’en parle mais j’ai pris du champ. En ce qui me concerne, j’ai eu des moments durs avec deux présidents de la république de bords différents. J’ai des confrères qui ont eu d’autres types de difficulté. Aujourd’hui, il semble bien compliqué pour un pouvoir politique de museler la presse. Ça a pu être possible dans les moments forts d’une majorité unique comme on a connu sous de Gaulle puis plus tard avec Mitterrand. J’en ai fait mon miel pour ce roman.

Le journalisme a-t-il toujours été votre plan de carrière ?

PPDA. Avant toute chose, c’était la littérature. J’ai commencé à écrire mon premier livre à 17 ans à Strasbourg. Le journalisme est venu en cours de route. J’ai écouté l’émission Envoyé spécial sur France Inter et ils cherchaient des jeunes qui voulaient faire le tour du monde. Alors j’ai dit oui et j’ai gagné au terme d’un an de concours. Mais ce n’était pas mon désir initial.

Le thème de la transmission intergénérationnelle est très présent dans votre roman. Faut-il savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va ?

PPDA. J’ai tendance à le penser. Moi, je sais d’où je viens, mes origines sociales sont modestes. Mes parents n’avaient pas un rapport énorme à la culture, contrairement à mes grands-parents. Mon père a vécu en Algérie dans les années 1940. Il était jeune, entre 17 et 21 ans. Il m’a donc raconté cette période que je trouve très romanesque. Le choix de l’Algérie est à la fois une belle toile de fond et un hommage à mon père qui nous a quitté l’année dernière.

Propos recueillis par Nathan Cocquempot et Amandine Sanchez

[INTERVIEW] Mathieu Delahousse : « Le djihadisme, c’est un échec éducatif, culturel et social »

Mathieu Delahousse est grand reporter et spécialiste des questions judiciaires à l’Obs. Il a publié La Chambre des coupables, aux éditions Fayard. Dans ce livre, il nous plonge au cœur des procès de djihadistes français, qui auraient pu faire la une des JT s’ils n’avaient pas été arrêtés à temps.

 

Pourquoi choisir d’écrire sur les djihadistes français maintenant, alors que nous ne sommes plus dans la tourmente médiatique des attentats terroristes ?

Mathieu Delahousse. Le spectaculaire est passé mais le djihadisme reste très présent en termes de problématique de sécurité et de justice. Nous sommes entrés dans la phase judiciaire. Ma théorie était de dire que les grands attentats seraient jugés mais que le grand procès du terrorisme avait déjà commencé par le biais de toutes les audiences que je raconte.

En dehors des audiences auxquelles vous avez assisté, quelles sont les autres sources que vous avez mobilisées ?

M.D. Il existe plusieurs niveaux de sources. Il y a l’audience en elle-même, qui apporte une grande partie des choses. Une audience publique apporte 65 % à 75 % des informations sur ces attentats. C’est une justice transparente. En revanche, j’ai fait une partie de l’investigation en consultant les procédures, en rencontrant tous les avocats et les magistrats qui ont pris part à ces procès.

Vous utilisez dans le livre le terme « d’invisibles » pour parler de ces jeunes djihadistes.  Pourquoi sont-ils invisibles ?

M.D. C’est à la fois une menace invisible, des dangers qui ont été mal considérés et des éducations ratées. C’est un échec éducatif, culturel, social. Souvent, ces gens ont trouvé dans le djihadisme le moyen de sortir de cette invisibilité, de devenir quelqu’un.

À qui vous adressez-vous en écrivant ce livre ?

M.D. Mon objectif était ambitieux. J’ai voulu me destiner à ceux qui s’intéressent à la réalité ordinaire du terrorisme. C’est au nom du peuple français que j’ai écrit. Ce n’est pas un livre sur les grands noms du terrorisme.

Comment fait-on pour écrire un livre sur les djihadistes sans les glorifier ?

M.D. Le but n’était ni de les glorifier ni de faire peur. Il s’agissait d’ouvrir les salles d’audience à l’opinion publique pour montrer la réalité. Je voulais faire du journalisme et pas de l’idéologie. J’ai essayé de montrer ces djhadistes dans leur médiocrité mais aussi dans leur réalité, comme on le fait avec des criminels de droit commun.

L’incarcération est-elle une mesure efficace contre la récidive ?

M.D. L’incarcération est indispensable. On ne peut pas laisser les djihadistes en liberté. La sanction sociale passe par la détention. En revanche, la prison a ses limites pour deux raisons : la durée et la radicalisation au sein des établissement pénitentiaire qui existe sans systématique.

Selon vous, faut-il rapatrier les djihadistes français détenus en Irak et en Syrie ?

M.D. Je suis favorable à ce qu’ils soient totalement pris en compte comme des délinquants étrangers et qu’ils soient jugés par les tribunaux français. La meilleure façon pour essayer de « récupérer » ces djihadistes est de les juger selon nos valeurs. Mais c’est aussi le meilleur moyen de les surveiller. Face au djihadisme, il faut faire la guerre mais il faut aussi miser sur la justice.

Propos recueillis par Chloé Giraud

[INTERVIEW] Frédéric Métézeau et « la grande vague dégagiste de 2017 »

Frédéric Métézeau est journaliste à France Inter. En janvier 2019, il publie le livre Vieux renards et jeunes loups aux éditions L’Archipel. Ce livre fait un pari, celui d’analyser les figures politiques qui pourraient être dominantes dans la perspective de 2022. Pour cela, dix-huit chapitres décrivent différentes personnalités du paysage politique actuel. 

Frédéric Métézeau, auteur de Vieux renards et jeunes loups
(Photo : Louise Gressier / EPJT)

Dans votre ouvrage, vous parlez des vieux renards et des jeunes loups en politique. Qui sont-ils et qu’est-ce qui les oppose ?

Frédéric Métézeau. Nicolas Sarkozy, François Fillon, Alain Juppé, François Hollande et tant d’autres personnalités politiques de l’ancien monde n’ont pas survécu à la grande vague dégagiste de 2017 avec l’élection d’Emmanuel Macron. Mais certains vieux renards ont résisté : Jean-Luc Mélenchon, François Bayrou ou Laurent Wauquiez. Le vieux renard vivait politiquement avant la dernière présidentielle et continue de vivre politiquement après. Le jeune loup est son complément. Il a émergé à l’occasion de cette vague dégagiste. Cependant, l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir n’a pas fait monter des nouveaux visages uniquement de LREM mais aussi de LR, de LFI ou du PS. La situation ressemble à celle de 1958. L’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle a engendré une grande vague de départs accompagnée d’une grande vague d’arrivées.

Pourquoi avoir fait ce pari d’imaginer l’avenir, alors que l’échiquier politique est en perpétuel mouvement ?

F. M. Mon livre est basé sur le présent et ne prédit pas l’avenir. J’ai rencontré des gens en fonction qui souhaitent prendre, reprendre ou conserver le pouvoir. J’ai interrogé leurs proches et de nombreux analystes politiques. Je ne dis pas « voilà ce qu’il va se passer », mais plutôt « à partir du présent, voilà ce à quoi nous pouvons nous attendre ».

Vous avez réalisé une soixantaine d’entretiens, combien de temps ce travail vous a-t-il pris ?

F. M. J’ai en réalité réalisé plus de quatre-vingts entretiens. Ce livre s’est fait en plusieurs temps. La durée entre la commande et la livraison du livre est de 9 mois. En réalité, le travail a duré 7 ans, ce qui correspond à mes 7 années de journalisme politique. J’écrivais déjà ce livre sans le savoir en entretiens, meetings, etc. J’ai donc ressorti d’anciennes notes et enregistrements. C’est une œuvre de sédimentation.

Comment passe-t-on du journalisme radio à l’écriture d’un livre aussi conséquent ?

F. M. Le journalisme radio est également un métier d’écriture avec finalement très peu d’improvisation. J’ai choisi de quitter mes fonctions de chef de service politique de France Inter. Couvrir deux élections présidentielles, dont celle de 2017 qui était folle, pour la première matinale de France, c’est très fatiguant. Je voulais ralentir le rythme et ne plus être dans cette machine folle pour me poser. C’est ce que m’a permis l’écriture d’un livre. Quand on a 9 mois et pas 2 heures pour rendre un papier, on est plus dans la réflexion et moins dans l’instantané. Cependant, il faut apprendre à bosser plus lentement ainsi qu’à adapter son écriture. La rédaction d’un livre n’est pas du tout la même qu’en radio. On a le droit de faire des phrases bien plus longues. Mon éditrice m’a très vite dit : « Attention, vous écrivez comme en radio, n’oubliez pas que vous écrivez un livre. » C’était très stimulant, j’avais l’impression d’être de nouveau étudiant en journalisme.

Comment parvient-on à gagner la confiance d’hommes politiques pour qu’ils se livrent avec autant de sincérité ?

F. M. Les paroles on et off sont la même chose. J’explique à mes interlocuteurs que c’est dans le cadre d’un livre et pas d’une interview radio ou télévisée. Ainsi, ils ont le temps de s’exprimer et savent que leur propos ne seront diffusés qu’à la publication du livre. Le respect du off repose sur un contrat de confiance. Si j’accepte que quelqu’un s’exprime en off, j’exige une réelle sincérité. Quand on écrit ce genre de livre, il faut expliciter sans détour ce qu’on fait sans prendre les gens par surprise.

Pourquoi avoir choisi ces jeunes loups, notamment le chapitre sur Brune Poirson, Aurore Bergé et Amélie de Montchalin, et pas d’autres ?

F. M. J’ai choisi de mettre en avant des visages féminins parce qu’enfin l’Assemblée nationale se féminise. Elle n’a jamais été aussi féminisée qu’aujourd’hui. Mais j’avoue humblement ne pas être parvenu à la parité dans mon livre. Dans ma fonction précédente de chef du service politique chez France Inter, j’avais observé la vitesse d’émergence médiatique de certains députés marcheurs. Brune Poirson, à peine élue députée et sans jamais avoir fait de politique, a été nommée secrétaire d’État. C’est donc un mélange de maîtrise des dossiers, de fulgurance des carrières et d’aisance médiatique qui m’a poussé à choisir ces trois personnalités.

Si Emmanuel Macron était frappé par un autre scandale du type de l’affaire Benalla et dans l’impossibilité de se représenter, qui pourrait porter LREM en 2022 selon vous ?

F. M. En 2015, nous avions parier avec des amis journalistes sur les deux noms du second tour de 2017. J’avais pronostiqué Alain Juppé contre François Hollande ; je vais donc éviter de prédire l’avenir.

Propos recueillis par Manon Van Overbeck