[RENCONTRES] Journalistes et citoyens, un banquet aux avant-goûts de réconciliation

Le Bateau ivre de Tours a accueilli le banquet journaliste-citoyen de cette 16e édition des Assises. Photo : Jean Tramier/Assises du journalisme

Le Bateau ivre s’est transformé en restaurant le temps d’une soirée originale, mercredi. Au banquet des Assises du journalisme de Tours, 100 convives, 50 journalistes et 50 citoyens, se sont rencontrés pour échanger sur l’info, à toutes les sauces. Et essayer d’y retrouver goût.

’embarquement à 19h30 était ambitieux. Encore plus avec des journalistes dont le défaut est de trop parler. Pourtant, tout le monde était à l’heure mercredi soir, au Bateau ivre, à Tours. La salle de spectacle a été transformée pour accueillir le deuxième banquet Journalisme et citoyenneté. Vingt-cinq tables ont été dressées pour la soirée avec, à chacune d’elles, deux professionnels de l’information, et deux « citoyens ». Les convives ont été choisis dans des associations locales, féministes, écologistes, et tous ont un rapport à l’information réfléchi. Objectif de la soirée ? Déguster un (bon) repas traiteur et discuter du goût de l’info.

Avant le début du service, Thierry Bouvet, président du centre associatif et artistique, monte sur scène, prend le micro, et déclame un discours à mi-chemin entre manifeste et poésie. « Vous voilà à vos assises, dans notre bateau. Ne soyons pas des galériens de l’info mais des volontaires de l’aventure du donné à voir, à raconter, à lire et à écouter. Veuillez ne pas m’en vouloir de tenter de jouer avec les mots. » Comme un sentiment de gêne d’être face à un parterre de professionnels, dont le métier est de manier les mots. D’ailleurs, tout au long de la soirée, les citoyens auront du mal à s’imposer et à prendre la parole.

L’académicien retardataire 

Un seul retardataire : Erik Orsenna. Il achevait, quelques minutes plus tôt, sa carte blanche à Mame où se tient pendant une semaine la seizième édition des Assises. Cambré, essayant de se cacher entre ses épaules, son entrée dans la salle cherche à être discrète. Jérôme Bouvier, président de Journalisme et citoyenneté, l’association organisatrice, le dévoile. L’académicien est applaudi.

Les entrées arrivent. Sur certaines tables, on trinque. Pour ouvrir l’appétit, spaghetti de courgettes accompagné de sa question : qu’est-ce qui vous donne goût à l’info ? Sur la table 7, pour Gaëlle, citoyenne, l’actualité nourrit sa curiosité, ses intérêts personnels, et lui permet de comprendre le monde dans lequel elle vit. Elle était infirmière en Ehpad. Son refus de se faire vacciner lui a coûté son poste en décembre 2020. Ça attise la curiosité de Catherine Boullay, journaliste à L’Opinion.

La conversation embraye naturellement sur le complotisme. Gaëlle a très mal vécu le fait qu’on lui colle cette étiquette : « J’étais informée, la santé c’est mon métier. Je discutais avec les médecins, et j’ai refusé en conscience. » Elle est maintenant en reconversion pour devenir assistante de direction. Elle avouera plus tard être aussi gilet jaune.

 “Je me permet de vous interrompre”

À l’autre bout de la salle, les citoyens de la table 23 parlent de leur goût pour le long format. Un podcast de plus d’une heure ne leur fait pas peur. Au contraire, ils aiment prendre le temps de développer un sujet sur le fond. Mais les vingt minutes de l’entrée n’auront pas permis de finir la conversation. Les assiettes sont vides. C’est le jeu des chaises musicales, on prend sa serviette sur le bras, son verre d’eau dans une main, le verre de vin dans l’autre et on se dirige vers une autre table.

Vient le plat de résistance : une escalope de poulet aux épinards pour accompagner le dégoût de l’info. Cette fois-ci, on n’hésite pas à être critique et pessimiste. « Qu’est-ce qui vous hérisse les poils dans l’info ? » interroge Lucile Berland, pigiste indépendante et médiatrice de la soirée.

Sur l’une des tables, le directeur de la rédaction de La Nouvelle République, Luc Bourianne, prend place face à Benoît Bruère de France 3. « Je me permets de te tutoyer« , lance l’un d’eux à Gaëlle, l’ex-infirmière, qui ne voit pas de problème dans cette proximité.

Sauf quand la conversation devient technique et pas inclusive. « Je me permets de vous interrompre« , lance-t-elle, un peu dépassée. De retour dans la conversation, elle lâche : « Je ne fais pas confiance aux lignes éditoriales.« 

 “ Les marronniers, on n’en peut plus ”

Sur la table 23, c’est davantage la diversité des rédactions qui est remise en cause. Deux citoyens interpellent une étudiante en journalisme sur les profils de sa promotion et leurs origines sociales. Un paramètre qui se ressent dans le choix des sujets. Du coq à l’âne, les JT laissent un goût amer chez beaucoup. « Les marronniers, on n’en peut plus« , avoue Eric, membre d’un collectif d’artistes de rue.

Au dessert, les citoyens changent encore de place. Sucré rime avec solutions. Mais les citoyens ont quand même l’impression de ne pas être considérés. Zénaïde est membre de Touraine Women. Elle a pu présenter le concours qu’elle organise : récompenser les femmes cheffes d’entreprise de Tours.

La solution envisagée ici : davantage de jeunes dans les rédactions. Un sujet qui passionne Cécile Prieur, directrice de la rédaction de L’Obs. Autre proposition : l’éducation aux médias et à l’information. Les citoyens sont conscients de l’enjeu de bien s’informer, tout comme les journalistes, qui manquent parfois de pédagogie.

L’initiative a le mérite d’avoir mis le dialogue au cœur (coulant caramel) de la soirée. Au micro, une dame suggère que l’événement soit reproduit dans toutes les villes de France. Histoire de partager la recette.

Jane COVILLE et Maël PREVOST

[RENCONTRE] La ruralité, zone blanche de l’éducation aux médias

Isabelle Bordes, hier, lors de la conférence « Résidences de journalistes, partage d’expériences ». Photo : Mathilde Lafargue/EPJT

Isolées géographiquement et peu représentées dans l’actualité, les zones rurales peinent d’autant plus à avoir accès à l’éducation aux médias.

« La ruralité, c’est un quartier prioritaire. » Elodie Cerqueira, journaliste et présidente du Club de la presse Centre-Val de Loire, n’y va pas par quatre chemins pour parler de l’éducation aux médias dans les campagnes. « La ruralité, aujourd’hui, est une vraie cible de l’EMI. Les lycées au milieu des champs, où il n’y a rien autour, c’est joli mais ça veut dire que pour la moindre chose il faut affréter un bus. Ce sont des coûts en plus », ajoute-t-elle.

« Des zones très enclavées »

Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de faire de l’éducation aux médias en zone rurale. Mais souvent, ces initiatives tiennent à la détermination personnelle de quelques individus. Karen Prévost-Sorbe, référente EMI pour l’académie Orléans-Tours, confirme : « Les médias sont principalement localisés dans des petites villes ou en métropole. Mais, il y a aussi des collèges et des écoles dans des zones très enclavées, où il est compliqué de faire venir des journalistes. »

La coordinatrice Clemi prend l’exemple de ce petit collège de 95 élèves, « au fin fond de l’Indre », à Ecueillé. « On a une classe média, avec une vraie web radio. Un ancien directeur de France Bleu est venu les encadrer et leur offrir cette chance. » La classe s’est d’ailleurs déplacée aux Assises du journalisme à Tours, « à plus de deux heures de bus. »

Isabelle Bordes fait le même constat. La journaliste, qui a travaillé pendant trente ans à Ouest-France a décidé il y a un an et demi de quitter son poste et de se lancer dans l’éducation aux médias. Depuis septembre 2022, elle effectue une résidence, une semaine par mois, dans un village de 2000 habitants dans le Calvados.

Un café des médias

Quand elle arrive dans le village, elle ne trouve aucun interlocuteur : « Il y a très peu de structures et il est très difficile d’aller vers les gens », raconte-t-elle. En plus de cela, « la difficulté, c‘est que l’EMI, c’est une notion qui est étrangère au grand public et ce sont des enjeux qui ne sont pas dans l’ère du temps dans ces territoires-là », poursuit la journaliste, pas habituée à ce genre de public.

Elle a finalement joué sur l’effet village. Chaque mercredi matin, jour de marché, elle organise « le café des médias », et s’installe à une table avec des journaux « pour se mettre à disposition des habitants, faire du lien et montrer que les journalistes sont des gens comme les autres ». Ce qu’essaient de faire aussi le collectif la Friche ou encore l’annuaire Vu des quartiers, qui visent eux à recréer un lien de confiance entre médias et habitants des quartiers prioritaires. Que ce soit dans les zones rurales ou les banlieues, le même problème d’accessibilité à l’EMI persiste.

 

 Fanny Uski-Billieux (EPJT)

[REPORTAGE] La jeunesse prend la parole aux Assises du journalisme

Thalie, élève en Terminale au lycée Choiseul à Tours présente sa chronique radio aux Assises du journalisme.

Photo : Maël Prévost/ EPJT

Les Terminales du lycée Choiseul à Tours ont participé mercredi 29 mars à une émission de radio en direct pendant les Assises du journalisme. La radio 100% lycéen, mise en place par la région Centre-Val-de-Loire offre la possibilité aux jeunes de donner de la voix.

Il est 10 heures au MAME lorsque les élèves du lycée Choiseul à Tours prennent place autour du plateau de radio. Laurent Garofalo, un ancien journaliste pour Europe 1, est à la technique. Il les conseille sur les manières de relancer leurs camarades afin de garder une dynamique pendant l’émission. Aujourd’hui il travaille pour Mediacoms, une agence qui met en place des radios temporaires comme Radio 100% lycéen. Cette web radio mise en place par la région Centre-Val-de-Loire a pour objectif de donner la parole aux jeunes. Parmi les vingt-trois lycées qui participent au projet cette année, des élèves de six établissements sont conviés aux Assises du journalisme pour l’évènement.

Pour redonner le goût de l’information à la jeunesse, les lycéens ont carte blanche pour les sujets. Ce matin, les sept élèves de Terminale de Choiseul se sont exprimés sur le thème de « l’engagement chez les jeunes » qu’ils ont choisi à l’unanimité. Cachée derrière la table de mixage, Mélanie Belondo, la CPE du lycée n’a qu’une hâte, que l’émission commence. « Les sujets proposés sont très riches. Participer aux Assises du journalisme c’est une manière pour les élèves de concrétiser leur engagement », affirme-t-elle avec enthousiasme.

« L’EMI est indispensable »

« S’informer est un devoir. Aujourd’hui il y a trop de fake news, donc l’EMI est indispensable », assure Lélia. « C’est important de maîtriser les médias, sinon on croit tout ce qu’on voit », ajoute Thalie, qui reconnaît qu’il y a un manque d’EMI chez les jeunes.

Mélanie Belondo est de l’avis de ses élèves. Elle voit l’EMI comme une de ses missions en tant que CPE. « La manière de s’informer fait partie des prérogatives du lycée. Cette sortie aux Assises du journalisme est une forme d’EMI », assure-t-elle.

Parmi les sept Terminales présents sur le plateau de radio, rares sont ceux qui s’informent sur ce médium. Lélia et Thalie écoutent beaucoup les émissions de France Inter et France culture. Et ils s’informent tous sur les réseaux sociaux comme Instagram. Les élèves suivent par exemple les comptes d’Hugo Décrypte ou de Brut. Thalie et Luna, qui vivent encore chez leur parents, regardent par ailleurs le 20 heures de TF1.

«Un véritable espace d’expression »

C’est la troisième année que Mélanie Belondo travaille main dans la main avec Médiacoms car le projet radiophonique a trouvé son public auprès des lycéens de Choiseul. « J’ai imposé le format radio car c’est l’occasion pour les élèves de s’entraîner à l’épreuve du grand oral du baccalauréat », explique-t-elle.

 Il est presque 11 heures dans la grande salle des Assises du journalisme de Tours et le live approche à grands pas. Les lycéens se concentrent et gardent leur calme pour ne pas laisser le stress monter. « Je veux que vous profitiez de ce moment », leur conseille la CPE. L’émission débute avec la chanson Happy de Pharell Williams. Il reste une minute avant le lancement. Des grandes inspirations sont prises et des petits rictus nerveux s’affichent sur les visages de ces lycéens de 17 et 18 ans. Luna est stressée. C’est elle qui lance l’émission. Les chroniques s’enchaînent, mêlée à des interactions entre les participants. Il y a également une grande place laissée au débat.

Lorsque Lohan parle de l’engagement écologique, il a la voix tremblante mais gagne vite en confiance au fur et à mesure de sa chronique. « J’aime quand ils se révèlent. L’émission dure une heure on sent qu’ils montent en puissance », confie avec tendresse la CPE. Pendant la deuxième partie de l’émission, les chroniqueurs sont beaucoup plus détendus. « L’atelier radio est un réel espace d’expression, je peux donner mon opinion, faire des revendications. C’est une belle opportunité à saisir », témoigne Luna. Titouan quant à lui confirme que la radio lui a permis de se libérer de sa timidité.

Thalie passe en dernier et propose aux auditeurs une chronique sur l’engagement en musique avec le rappeur Orelsan. Elle scande son texte avec passion. « J’étais dans mon élément. J’ai découvert la radio grâce à l’école. Ça a été un déclic sachant que je me destine à des études de journalisme » raconte-t-elle.

Il est midi et l’émission touche à sa fin. Les sept élèves chantonnent tous un « au revoir » avant de rendre l’antenne et de souffler pour de bon. « Nous sommes fiers de vous », lancent à l’unisson Laurent et Mélanie. Les lycéens aussi sont ravi d’avoir passé ce moment ensemble et d’avoir pu s’exprimer autour d’autant de sujets. C’est avec de grands sourires qu’ils repartent des locaux du MAME, direction le lycée Choiseul.

Zeïneb Hannachi (EPJT)

Créer un Panthéon du journalisme, l’ambitieux projet de Jérôme Bouvier

Jérôme Bouvier aux Assises du journalisme de Tours de 2023. Photo : Mathilde Lafargue/EPJT

Le président des Assises du Journalisme a lancé une grande consultation sur les illustres journalistes qui mériteraient d’entrer dans un panthéon de la profession. Mercredi après-midi, il a révélé les dix noms les plus cités par les journalistes.

Donner « une photo de comment la profession se voit ». Tel est l’objectif de Jérôme Bouvier, qui a lancé en marge des Assises du Journalisme de Tours une grande consultation pour créer un panthéon des journalistes. ». L’idée est de savoir « d’où nous venons », explique le président de l’association Journalisme et citoyenneté. « Nous avons assez peu de bagage historique sur notre profession, dans un moment de grande discussion sur qui est journaliste », ajoute-t-il.

Albert Londres, premier choisi !

A l’instar du Panthéon où se retrouvent les héros et les héroïnes de la nation, ce panthéon du journalisme veut instaurer un débat démocratique autour des valeurs qui rassemblent la communauté de journalistes, environ 35 000 en France. L’objectif est de créer un véritable panthéon avec la BnF, avec la reconnaissance de deux nouveaux noms chaque année. Pour le lancement, cette année, Jérôme Bouvier a révélé les dix premiers noms – en tête desquels figure l’illustre Albert Londres – les plus cités par les quelque 500 journalistes qui ont pris part à la consultation disponible sur le site journaliste.com.

Le procédé est simple et pédagogique : chaque nom qui peut être retenu par le votant est associé à une biographie. Ceci permet de partir à la découverte de figures qui ont incarné le journalisme, de l’Ancien Régime à aujourd’hui. On y retrouve par exemple Marguerite Durand, dont le fondateur du panthéon ne connaissait pas l’existence. Elle est à l’origine du premier titre de presse féminine à la fin du XIXe siècle, La Fronde.

Des spécialistes de la presse et des historiens sollicités

Pour réunir les premiers noms, des journalistes, des spécialistes de la presse et des historiens ont été sollicités. L’entrée de certaines personnalités dans la liste a parfois été discutée, comme celle d’Émile Zola, déjà présent au Panthéon, ou encore de Jean Jaurès. Cela fait écho à « l’entre-deux de la presse française, dont l’évolution est intimement liée à la politique, au débat d’idées, à la littérature ou encore au genre du récit de voyage », rappelle Jérôme Bouvier. Pour lui, c’est Albert Camus qui est la source de son envie de devenir journaliste.

Lors de leur deuxième édition en 2023, les Assises européennes du journalisme de Bruxelles seront aussi l’occasion d’encourager tous les pays de l’Union européenne à faire de même, pour dessiner un panorama de l’héritage journalistique à plus grande échelle.

[INTERVIEW] Charles Enderlin : « Ma quatrième identité, c’est journaliste »

(Photo : Lucas Turci/EPJT)

Charles Enderlin revient sur ses cinquante années de correspondance en Israël dans son dernier livre De notre correspondant à Jérusalem. Il fait découvrir aux lecteurs les coulisses de ses reportages et leur préparationn.

De votre correspondant à Jérusalem retrace cinquante ans d’histoire israélo-palestinienne, quel est l’objectif de ce livre ?

Charles Enderlin. Ce n’est pas une autobiographie mais l’histoire d’un journaliste qui l’est devenu par hasard. C’est le making-of d’un point de vue technique. On apprend comment j’ai eu accès à certaines sources, contacts et documents. C’est un livre professionnel mais ça ne m’empêche pas d’exprimer mon opinion personnelle vis-à-vis des intégristes en tout genre : djihadistes ou colons d’extrême droite, il y a des terroristes des deux côtés. Du point de vue de l’éthique, il est indispensable d’aller voir ces extrémistes. Il est difficile pour les Occidentaux, les Français laïcs, d’imaginer la religion politique qui existe dans cet univers. Les djihadistes, le Hamas, fonctionnent pour les générations suivantes. L’Afghanistan est un bon exemple : les talibans sont la création des Saoudiens et des Américains pour lutter contre les soviétiques. Tout le monde a joué avec le feu et l’incendie est là.

Comment le fait d’être juif a joué sur votre travail en Israël ?

C. E. J’ai toujours joué carte sur table. Je débarque, je dis : « Je suis juif, Israélien et Français » et j’ai toujours été reçu partout. Il n’y a que la communauté juive d’extrême droite qui a tenté de délégitimer mon travail. Avec France Télévisions, on s’est battu pendant douze ans contre leurs procédures judiciaires.

Dans votre livre, vous parlez aussi de votre identité de journaliste. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

C. E. Je demande toujours aux gens de me regarder comme un journaliste. C’est ma quatrième identité. Je reste au plus proche de leur réalité. Je salue d’ailleurs ces gens, de tous horizons, qui m’ont reçu. Un imam du djihad à Gaza m’a d’ailleurs dit un jour : « You are a funny jew ! »

Quelle est la plus-value d’un correspondant face aux envoyés spéciaux ?

C. E. L’avantage c’est qu’on est en poste pour une longue durée. Cela permet de connaître le terrain, d’avoir les contacts. Je conseille aux jeunes journalistes de se faire un réseau. Il faut tout simplement faire l’effort de sortir, d’aller voir les gens même quand il n’y a pas de sujet. Ne pas craindre d’aller voir ceux qui ont des idées totalement opposées à leur position. S’il n’y a plus personne sur le terrain, tout le monde fait la même salade avec la même dépêche de l’AFP. C’est la mort du journalisme.

Quels conseils avez-vous pour des jeunes journalistes qui souhaitent partir ?

C. E. Il faut empêcher les jeunes qui sortent d’école de partir sans moyens dans des endroits dangereux pour se faire connaître. Les rédactions les utilisent de manière scandaleuse et paient des clopinettes. Ne risquez pas votre peau alors même que vous n’avez pas l’assurance d’avoir un poste derrière. Trouvez-vous un sujet de niche, apprenez une langue rare. Commencez dans une rédaction et grimpez.

Propos recueillis par Carla Bucero–Lanzi et Laure d’Almeida

[INTERVIEW] Jean Jouzel : « On a laissé trop de place au climatoscepticisme »

Pour parler correctement du climat, le chercheur Jean Jouzel prône un journalisme responsable incluant scientifiques et non-spécialistes.

Paléoclimatologue, ancien vice- président du Giec, de 2002 à 2015, Jean Jouzel est reconnu pour ses travaux de recherche sur l’évolution du climat. Il est lauréat de nombreuses distinctions scientifiques, parmi lesquelles la médaille d’or du CNRS (2002). Sous sa vice-présidence, le Giec se voit décerner en 2007 le prix Nobel de la paix, avec Al Gore, alors vice-président des États- Unis, pour leur engagement dans la lutte contre les changements climatiques.

Après quarante ans de prise de conscience, quel diagnostic faites-vous du traitement de l’urgence climatique dans les médias ?

Jean Jouzel. Je pense que nous avons d’excellents journalistes qui traitent de ces problèmes. La place donnée à l’environnement et au climat est en général satisfaisante dans les médias. C’est le cas dans la presse écrite, ça l’est de moins en moins à la radio tandis que la télévision ne donne plus qu’un espace minime aux scientifiques. Certains, pour se différencier, ont mis en avant une forme de climatoscepticisme et ont donné une parole à ses défenseurs même s’ils ne représentent que quelques scientifiques isolés. C’est regrettable car je pense que les médias jouent un très grand rôle dans l’acceptation par la population de la réa- lité du changement climatique.

Les journalistes doivent-ils continuer à donner la parole aux climatosceptiques ?

J. J. Oui, ceux-ci doivent aussi pouvoir s’exprimer, c’est quelque chose de légitime. Cela me semble logique que certaines personnes se disent : « Mais est-ce que les scientifiques ont vraiment rai- son ? » Surtout lorsque cela implique une refonte complète de notre société. C’est un scepticisme constructif. L’enjeu im- pose cependant un débat d’arguments. Il faut sortir des dogmes. C’est au journaliste de comprendre qu’il ne peut pas donner la parole à un interlocuteur qui nie le réchauffement climatique sans argument. Trop souvent cela a été le cas, nous avons laissé trop de place au climatoscepticisme.

Dans les médias, la question du réchauffement climatique est-elle le domaine réservé des journalistes scientifiques ?

J. J. Non, au contraire, il faut que les journalistes d’actualité, d’économie, de société écrivent sur cette question. Il est tout à fait justifié qu’un journaliste, sans grande culture scientifique, parle de sujets qui touchent directement au réchauffement climatique, à ses causes, à ses conséquences, à ses solutions. Il n’a besoin que de sa propre culture et d’un esprit d’ouverture. L’aspect scientifique est important mais c’est avant tout un problème de société majeur.

Recueilli par Léobin DE LA COTTE et Romain LELOUTRE

[INTERVIEW] Laure Noualhat : « Il faut s’aligner avec le vivant »

Journaliste indépendante spécialiste de l’environnement, Laure Noualhat prône une vision radicale de l’écologie.

BIO EXPRESS

1974 Naissance à Avignon.

1994-1996 Études à l’école d’ingénieurs Télécom Sud Paris.

1996-1998 Formation en journalisme à l’IPJ à Paris (presse écrite et radio).

2000-2014 Journaliste à Libération au service Terre.

2007-2015 Elle tient un blog Six pieds sur terre

2020 Parution de son livre Comment rester écolo sans finir dépressif.

2014-2021 Journaliste indépendante (écriture, enquête, réalisation). Elle intervient régulièrement dans Causette, sur France Inter ou Arte.

En 2014, victime d’éco-dépression, Laure Noualhat quitte Paris et son CDI à Libération pour se mettre au vert, dans une grande maison partagée de l’Yonne. C’est de ce lieu à son image, authentique et naturel, qu’elle mène ses projets de films, comme Après demain qu’elle coréalise en 2018 au côté de Cyril Dion.

L’entretien a lieu dans sa bibliothèque, sans fioriture, près de son bureau jonché de feuilles. Elle raconte son mode de vie permacole, les causes de son éco-dépression et ses quatorze années au service Terre de Libé. À notre arrivée, surprise et ravie, elle affiche la couleur : « C’est dingue, pour une fois que je rencontre des jeunes journalistes qui s’intéressent à ces questions ! ».

Elle joue avec le bout de son pull-over, détache ses cheveux et engage rapidement le dialogue. Un contact facile qui témoigne de sa volonté de transmettre un message aux futures générations, en préconisant la résilience écologique. Devenue une référence dans le journalisme environnement, elle estime avoir atteint son objectif de vie : travailler en toute indépendance, sans patron, ni horaires. Au service de l’écologie.

Vous avez écrit l’ouvrage Comment rester écolo sans finir dépressif, dans lequel vous expliquez que l’éco-dépression n’est pas une fatalité. Vous en avez pourtant vécu une face à l’ampleur de l’urgence climatique. Comment l’éviter ou en sortir ?

Laure Noualhat. L’éco-dépression est une déprime liée à la dégradation continue et dramatique de l’environnement. Pour s’en sortir, je dirais qu’il faut avant tout embrasser totalement cette dépression. Lui dire que vous l’aimez, parce que c’est un signe de bonne santé. Je pense qu’il faut vraiment embrasser ces moments où l’on se dit : « Putain tout est foutu, il n’y a aucune perspective, notre destin commun, il est quand même mal barré . » C’est important de bien prendre la mesure de ce qui nous traverse, que ce soit la colère, l’impuissance, la peine, la peur, etc.

Ce qui revient à la notion de deuil…

L. N. Oui, le deuil du « Yes we can », du « Just do it ». Le deuil de tout ce qu’on nous a appris et même de tout ce que l’on m’a appris. Ensuite, mon deuxième conseil, ce serait d’en parler. Se rapprocher de personnes qui vivent la même chose.

Mon troisième conseil c’est la réconciliation avec soi-même. Bien faire le distinguo entre la notion d’effondrement et l’effondrement intime dans lequel ça résonne. Donc distinguer de quel effondrement on parle, ce qui résonne en nous et sur quoi s’appuie cette peur. Enfin, quatrième conseil : aller faire des stages. Personnellement, ce qui m’a vraiment nettoyé, ce sont des ateliers collectifs appelés « stages de travail qui relie ». Ils permettent de se reconnecter avec la nature. Pour moi, il y a eu un avant et un après.

 

« Si nous faisons passer l’information et que 100 000 personnes nous lisent, Alors cela mérite les 20 tonnes de CO2 émises pour aller aux États-Unis »

 

Comment allier un mode de vie décarboné aux contraintes de mouvement que le métier de journaliste implique ?

 

L. N. En faisant du slow journalisme. Par exemple, j’ai fait beaucoup de voyages en train pour aller couvrir des COP [conférences pour l’environnement]. Je suis allée à Poznań, en Pologne. En train, cela prend une quinzaine d’heures. Tu peux voyager doucement. L’Europe est toujours à portée de train. C’est cher mais tu peux payer la différence ou négocier auprès de la production. Après, je ne peux pas dire grand chose là-dessus parce que j’ai aussi beau- coup pris l’avion. Si j’avais fait un enfant [ce qu’elle a refusé par choix écologique] mon bilan carbone aurait été inférieur à celui de mon bilan carbone aéronautique. Alors comment concilier un mode de vie écologique avec mon travail ? C’est la grande question. On essaie souvent de se racheter une conscience. Si nous faisons passer l’information et que 100 000 personnes nous lisent ou que 1million d’individus regardent le film, alors ça mérite les 20 tonnes de CO2 émises pour aller aux États-Unis. Puis, un beau jour, on décide de ne plus prendre l’avion, de faire du journalisme local, parce que, de toute façon, les enjeux globaux ont intégré les localités proches de chez nous. Nous pouvons remarquer ici, à Joigny, les effets du réchauffement climatique, les problèmes de territoires entre « pesticideurs » et riverains, entre chasseurs et urbains.

Quel est votre regard sur le journalisme de solution ? Comment devons-nous nous placer à l’avenir dans notre exercice de journaliste ? Faut-il être alarmiste ou proposer des solutions ?

 

L. N. Les deux, mon colonel ! Pour moi, dans le journalisme de solution, c’est le terme solution qui me dérange. Il n’y a pas de solution ! (rire). Il faut abandonner l’espoir que le « foutur » [contraction de foutu et de futur] soit un futur. Pendant que vous créez des moyens de production, vous ne créez pas les moyens d’abaisser les consommations. Or, selon moi, nous devrions d’abord réduire nos consommations, nous lancer dans l’efficacité énergétique et aller dans le renouvelable, tout en sortant du nucléaire. Bonjour le bordel ! Moi je trouve qu’en ce moment, la transition est plus intérieure qu’écologique ou sociétale. Je comprends que le journalisme de solution est aussi une réponse au journalisme environnemental. Mais quand on commence à bien connaître le dossier, on se rend compte qu’il n’y pas de solution. Il y aura toujours une empreinte ou une pression sur les ressources. Je suis arrivée à la certitude que ça ne marchera pas tant que nous serons 8 milliards à vouloir les mêmes choses.

 

La solution, c’est donc de changer intérieurement ?

L. N. Absolument ! La solution, c’est la transition intérieure, c’est s’aligner avec le vivant. Il ne faut pas réutiliser les vieux codes du syndicalisme à l’ancienne. Il y a des projets de société à inventer mais nous sommes dans un pays très centralisé et jacobin. Donc, le compte n’y est pas. Ceux qui tiennent les rênes et vont continuer de les tenir feront encore partie de l’élite cosmopolite. Ils auront encore la main sur les centres de pouvoir décisionnels. Mais je ne dis pas qu’il faut lâcher le projet politique de société. Nous devons faire une mue par rapport à tout ce qu’on a appris pour avancer demain dans un monde qui va être changeant.

En avril dernier, vous avez sorti votre série documentaire Carbonisés! sur France Télévisions. De quoi parle-t-elle ?

L. N. En mai 2019, France Télévisions a lancé un appel d’offres sur le thème des « tourments climatiques ». Le sujet, c’était la façon dont l’écologie entre dans la vie des gens. Les questions qu’ils se posent. Est-ce que l’on doit faire des enfants ? Changer de voiture ? Déménager ? Je me suis dit que c’était pour moi. J’ai écrit un dossier en deux jours. Et nous avons été pris. Pour France Télévisions, Joigny, c’est une ville de 10 000 habitants, donc la France profonde. Il y a un vigneron climatosceptique, des petites Greta Thunberg qui ont fait une grève dans leur collège, une prof de méditation ou encore mon ami Massimo qui a développé une grosse névrose sur les déchets : dès qu’il voit un objet neuf, il se fait son bilan carbone.

 

Recueilli par Théodore DE KERROS, Alexis GAUCHER, et Romane LHÉRIAU

[INTERVIEW] Martin Boudot, l’avenir en questions

Quand le journaliste environnement Martin Boudot rencontre une étudiante en journalisme, militantisme, sciences et légitimité sont au cœur de la discussion.

Romane Lhériau est étudiante en journalisme à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT). En mars 2021, elle a conversé en visioconférence avec Martin Boudot, journaliste environnement, pour parler de son métier. Ils ont exposé leurs craintes, leurs expériences et leur vision du journalisme. Quarante-cinq minutes d’une rencontre franche et souriante.

Romane Lhériau. Bonjour Martin. Je suis contente de pouvoir échanger avec toi car je trouve ton travail très inspirant. La notion de journalisme environnement est assez nébuleuse et sujette à des confusions. Je suis curieuse de connaître ton point de vue. Tout d’abord, je me demandais : comment est-ce que tu as développé cette conscience écologique ?

Martin Boudot. Je crois que c’est né quand j’avais 7 ans avec le dessin animé Capitaine planète [rires]. Je me souviens aussi des images du Paris-Dakar avec ces voitures et ces gros nuages noirs de gaz d’échappement, bien polluants, qui m’ont particulièrement marqué. Cette conscience s’est ensuite concrétisée avec mon engagement chez Greenpeace et avec une chronique que j’animais sur une radio bénévole.

R. L. Quand on visionne tes documentaires, on retrouve de nombreux termes scientifiques… Comment as-tu réussi à avoir suffisamment de connaissances pour parler d’environnement ?

M. B. J’ai eu la chance de rencontrer des scientifiques très bons vulgarisateurs qui m’ont donné des conseils pour comprendre le jargon. Le meilleur moyen pour apprendre est de s’entraîner à comprendre des publications scientifiques. Ce sont des choses que j’ai aussi beaucoup apprises sur le terrain.

R. L. Je n’ai pas de formation scientifique particulière et il me semble que toi non plus, à part un bac S… Je me demande souvent si je suis assez légitime pour parler d’environnement. Penses-tu que n’importe quel journaliste a les capacités et la légitimité pour traiter des questions environnementales ?

M. B. C’est sur le terrain que tout se passe. Le journalisme environnemental recoupe des sujets de société, d’économie, de politique. La clé du journalisme environnemental, c’est la rigueur. D’ail- leurs, selon moi, la spécialisation à tout prix n’est pas le meilleur choix. Au Monde, par exemple, les journalistes changent de pôle au bout d’un moment car ils deviennent trop proches de leur sujet. Cela peut créer des connivences avec les sources et se révéler contre- productif. C’est ce qui se passe avec le journalisme politique. Je suis pour que chacun ait une préférence. Mais il ne faut pas se couper du reste de l’actualité car c’est tout aussi important.

R. L. En revanche, comment fais-tu la distinction entre ton métier et celui de journaliste scientifique ?

M. B. Je ne suis pas journaliste scientifique mais je revendique un journalisme d’investigation qui s’intéresse à l’environnement, en partenariat avec des scientifiques. J’essaye de garder ce rôle qui est assez unique. Je vais sur le terrain faire des prélèvements qui sont ensuite donnés aux scientifiques puis analysés par eux. Je cherche à comprendre l’interprétation des résultats. Finalement, je suis le médiateur entre les militants et les scientifiques.

R. L. Je souhaite devenir journaliste de- puis longtemps mais, parallèlement, je milite au sein de plusieurs associations environnementales… Peux-tu m’expliquer ce fossé qui sépare le journalisme dit militant et le journalisme engagé ?

M. B. Je suis engagé à faire des travaux qui ont un certain intérêt public. En revanche, ce sera aux citoyens de s’em- parer des résultats. Je ne vais pas organiser de manifestations par exemple. C’est aussi par cette rigueur journalistique qui oblige à aller voir des deux côtés que l’on s’éloigne du militantisme. La difficulté, c’est que le journalisme environnemental est très clivant et bien trop pétri d’opinions.

R. L. Comment arrives-tu à concilier ton engagement sur les questions environnementales et ta conscience écologiste avec des pratiques journalistiques qui ne le sont pas forcément ? Personnellement, je ne suis pas à l’aise avec l’idée de me déplacer en avion.

M. B. Pour les derniers épisodes de Vert de rage, [diffusés à la rentrée sur France 5], nous avons limité notre terrain à l’Europe. Nous nous déplacions donc plutôt en train. Mais la question continue de me préoccuper. Par exemple, je me demande toujours si un aller-retour en avion au Niger pour révéler les dangers de l’exploitation d’uranium vaut le coup. Est-ce que la balance penche d’un côté plus que d’un autre ? On estime que notre contribution à l’environnement, c’est aussi de documenter des pollutions, quitte à parfois devoir augmenter notre impact carbone.

 

Reccueilli par Romane LHÉRIAU et Nejma BENTRAD

[EN PLATEAU] Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions

Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions, était sur le plateau de l’EPJT pour nous parler de l’intelligence artificielle. Des robots novateurs qui s’emparent progressivement de certaines tâches que les journalistes. Une alternative novatrice dans le monde journalistique. 

Interview réalisée par Pierrick PICHETTE et Salomé RAOULT