[INTERVIEW] Ariane Chemin : « Au cours de la pandémie, la raison a laissé la place aux croyances »

Ariane Chemin, grand reporter au Monde, a publié en juin 2021, en compagnie de Marie-France Etchegoin, le livre Raoult. Une folie française*. Elle partage les coulisses de l’enquête sur ce personnage controversé.

(Photo : Lucas Turci/EPJT)

Est-ce la personnalité clivante de Didier Raoult qui vous a donné envie d’écrire ce livre.

C’est assez rare de voir surgir sur la scène politique quelqu’un aussi rapidement, avec une telle notoriété et qui divise autant. Nous avons tous assisté à des engueulades autour d’une table sur cette question. Ça me rappelle le référendum sur l’Europe de 2005 où des familles se déchiraient sur le sujet. De manière très anecdotique et très personnelle, j’ai attrapé la Covid en novembre 2020 pendant un reportage en Corse. J’ai appelé le meilleur généraliste de la ville qui ne s’est pas déplacé mais qui m’a prescrit le protocole Raoult. Et ça m’a interrogé car des études montraient déjà que la chloroquine ne marchait pas. Et, surtout, avant de juger quelqu’un de manière péremptoire, le meilleur moyen c’est de faire une enquête.

Est-ce qu’il y a une certaine autocritique chez lui ? 

Il n’y en a aucune. C’est sa psychologie, son caractère. Quand il nous a reçu, il était très aimable mais il s’est braqué au moment où on lui a demandé s’il ne regrettait rien car cela aurait du être son moment, en étant l’un des plus grands microbiologistes. Il s’est fâché en disant qu’il avait marqué cette pandémie comme personne et il s’est fermé avant de redevenir plus sympathique. 

La moitié du livre est consacrée à son parcours avant l’arrivée de la Covid-19 et notamment à son enfance. Pourquoi vous y êtes vous intéressé ? 

Il a une vie romanesque. Il se construit contre son père médecin, lui dit qu’il ne fera jamais médecine. Il grandit à Dakar puis Marseille prend une grande importance pour lui. Parler de sa vie, c’est aussi une manière de montrer que cet homme qui se dit antisystème en fait d’une certaine manière partie.

Raoult. Une folie française. Pourquoi ce titre ? 

Cela aurait pu être « une passion française ». D’abord, ça raconte un moment très particulier, dont tous les Français se souviendront, marqué par le confinement, la maladie, la peur. Ensuite ça a été un moment politique, presque un moment « trumpien » dans l’histoire française. L’idée qu’au cours de la pandémie, la raison a laissé la place aux croyances. C’était intéressant de le raconter. Il y a toujours eu dans l’histoire de la médecine des personnalités qui n’étaient pas dans les clous et qui ont découvert des choses. Il ne faut pas mépriser, a priori, quelqu’un qui n’est pas d’accord avec tout le monde, surtout avec son passé. Il a reçu le prix de l’Inserm qui est la 2e distinction après le prix Nobel. Une folie, c’est parce que la France s’est emballée pour Didier Raoult, y compris le président de la République. C’est le seul pays où on a connu l’émergence d’une personne comme cela. La chloroquine a été évoquée par Donald Trump, Elon Musk, Jair Bolsonaro. Cela a été planétaire.

Au cours de votre carrière, vous avez enquêté sur différentes personnalités proches du pouvoir (Dominique Strauss-Khan, Alexandre Benalla…), qui ont vu leur carrière brisée par leurs actes. Didier Raoult a eu une expérience similaire. Est-ce la compréhension de l’ambition et des contradictions des personnes influentes qui vous fascine ?

Ce n’est pas le pouvoir qui me fascine mais les personnages qui sont plein d’ambitions et qui se laissent brûler les ailes en s’y approchant. L’ambition, c’est intéressant à ausculter. Elle peut devenir une folie et vous entraîner vers la chute. Ce sont des cas typiques de personnes qui étaient promises à un avenir éclatant mais avec quelque chose de supplémentaire pour Didier Raoult : le déni. Il a toujours persisté dans ses idées.

Recueilli par Lisa Morisseau et Paul Vuillemin

(*) Aux éditions Gallimard

[PORTRAIT] Ariane Chemin, femme du Monde

Il est 11 h 10, ses talons claquent sur le sol de la rédaction du journal, qu’elle traverse d’un pas décidé. Ariane Chemin est difficile à suivre, sans cesse en mouvement.  Un rapide passage à son bureau, « banal » comme elle le qualifie, qu’elle partage avec Florence Aubenas ou son amie Raphaëlle Bacqué.

Au journal Le Monde, elle fait partie de la famille des « grands reporters », mais elle, se définit simplement comme « journaliste ». Pour Ariane Chemin, le travail est le même : « Je n’aime pas certaines oppositions que l’on fait. Cela me parait étrange de toujours vouloir faire ces distinctions. Pour moi, ce qui fait la qualité d’un journaliste, c’est sa curiosité et sa volonté permanente de vouloir sortir des informations. »

Le goût du terrain

Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué présideront cette année le jury des Assises internationales du journalisme. Habituées à écrire à quatre mains pour Le Monde ou pour des livres, elles n’ont pas choisi le thème par hasard : « S’intéresser à la contestation envers les médias nous semblait pertinent, car c’est un phénomène nouveau. Selon moi, le déclencheur a été la dernière élection présidentielle. Certains candidats ont beaucoup critiqué la presse. C’était la première fois que cela arrivait dans une présidentielle », explique Ariane Chemin. Mais pour la journaliste, cela va même au-delà de la simple défiance : « Tout cela participe selon moi à la  montée d’un climat populiste qui ne se limite pas qu’à la France. »

Ariane Chemin est une femme de terrain. Après sept ans au service politique du Monde, sa curiosité la pousse à partir, mais jamais très loin de sa « deuxième maison ». Elle intègre le service grands reporters du journal en 2002 : « J’avais envie de découvrir d’autres choses. Certaines personnes sont plus heureuses en restant dans un domaine qu’elles connaissent, ce n’est pas mon cas. »

Aujourd’hui, elle traite de tous les sujets, sur tous les terrains, et elle aime ça. « Ce qui la caractérise, c’est son éclectisme. Elle aime aussi bien écrire sur la Corse ou sur les coulisses de l’élysée que sur le passage d’un ouragan », confie son amie de longue date et collègue Raphaëlle Bacqué.

Parfois, son travail l’amène un peu plus loin qu’elle ne l’avait imaginé. Le 18 juillet dernier, la journaliste publie dans Le Monde une enquête qui identifie Alexandre Benalla prenant à partie des manifestants place de la Contrescarpe à Paris. Le premier article d’une longue série… « Personne n’avait compris à ce moment qu’Alexandre Benalla n’était pas seulement l’homme qui usurpait une  fonction, mais qu’il était aussi un personnage au cœur de l’Elysée. Au fond, c’est une affaire qui raconte le fonctionnement d’un pouvoir. »

Un combat

Au fil des années, la femme de terrain est aussi devenue une femme de combats. En 2012, dans une série consacrée à l’histoire de son journal, Ariane Chemin revient sur l’année 1978, celle où Le Monde avait offert une tribune au négationniste Robert Faurisson. Un peu plus tard, l’article est repris dans le livre Le Monde, 70 ans d’histoire et le négationniste décide d’attaquer Ariane Chemin et le journal en justice pour diffamation. La journaliste gagnera son procès. « C’est l’une des choses dont je suis la plus fière », confie-t-elle.

En racontant son histoire, elle paraît très calme. Mais son regard, lui, ne perd jamais de sa force. Vincent Martigny est l’un de ses amis proches. Ensemble, ils ont animé pendant un an l’émission « L’Atelier du pouvoir » sur France Culture. Il se souvient du jour du procès : « J’ai vu quelqu’un de très différent de la personne que je voyais tous les jours. Une femme tenace et déterminée à ne pas laisser le mensonge l’emporter. »

Emmanuel Haddek Benarmas 

[LES RENCONTRES] Ariane Chemin pour La Communauté

Ariane Chemin, La Communauté
Ariane Chemin est venue présenter son livre La Communauté. Photo : Clara Gaillot.

Retrouvez l’essentiel de la rencontre avec Ariane Chemin, auteure de La Communauté aux Éditions Albin Michel.

Animé par Nathalie Saint-Cricq journaliste à France Télévisions. (suite…)

[EN PLATEAU] Ariane Chemin, grand reporter au Monde

Avec La Communauté, Ariane Chemin, grand reporter au Monde, signe avec sa consoeur Raphaëlle Bacqué une enquête inédite sur la ville de Trappes. Elles racontent la vie au sein d’une ville meurtrie par le chômage et la radicalisation. Dans cette interview, Ariane Chemin revient avec Tiffany Fillon sur l’utilité du grand reportage pour les journaux et les citoyens.