[ENQUÊTE] : Aux gros maux les remèdes

Violence, méfiance, méconnaissance… La relation entre les médias et les Français est parfois conflictuelle. Des solutions existent pourtant.

Des journalistes pourchassés et insultés, leurs agents de sécurité roués de coups… Les violences envers les journalistes se sont intensifiées ces derniers mois. Selon un baromètre commandé par La Croix, datant de janvier 2019, 19 % des Français considèrent que ces insultes et agressions sont compréhensibles et justifiées. Les causes de cette haine sont nombreuses. Il est notamment reproché aux professionnels de l’information un certain manque de neutralité, un manque de proximité avec le public et un décalage avec la réalité. Pour lutter contre cette défiance, la profession cherche des solutions. Voici trois d’entre elles.

Renouer le contact avec le public

Presque toutes les rédactions possèdent désormais leur propre service de vérification de l’information appelé « fact-checking ». Si ce système existe depuis longtemps, la manière de procéder a évolué. Libération est, par exemple, passé de la simple vérification d’informations à la réponse aux questions directement posées par les internautes. « Cela crée un lien direct avec le lecteur et permet également au journaliste de sortir de sa bulle », précise Pauline Moullot, journaliste de Checknews. Par souci de transparence, la rédaction est allée jusqu’à révéler le scandale de la Ligue du LOL, qui concernait deux de ses rédacteurs. Dans les écoles de journalisme, des cours sont dispensés sur le sujet. Pour Laurent Bigot, journaliste, maître de conférence et responsable de la presse écrite à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT), « le but du fact-checking est d’aider les étudiants à acquérir des réflexes de vérification avec des standards plus pointus que ceux qui sont généralement mis en œuvre dans les rédactions ». Le Parisien a lui aussi créé Le labo des propositions citoyennes, une passerelle qui répond aux questions des lecteurs. Créée dans le cadre du Grand Débat, elle propose des informations vérifiées, développées et contextualisées.

Créer de nouveaux formats

Pour lutter contre le manque de diversité des médias traditionnels, certains journalistes innovent avec des nouveaux modèles de diffusion. Brut, créé en 2016, utilise les réseaux sociaux pour partager ses reportages vidéo. La formule fonctionne : en 2018, plus de 400 millions de vues ont été dénombrées sur Facebook. Lors de la crise des Gilets jaunes, Rémy Buisine, journaliste à Brut, s’est démarqué en réalisant de nombreux Facebook live des manifestations. « L’avantage des directs sur les réseaux sociaux, ce sont les commentaires des internautes. C’est une valeur ajoutée car on est connecté directement avec notre audience », détaille-t-il. Mais le direct n’enlève rien à la véracité du contenu selon lui : « Ce n’est pas parce que je suis en direct que je ne peux pas avoir de recul sur les événements. Je suis en contact permanent avec ma rédaction et les autorités compétentes. »
D’autres médias sociaux sont également de plus en plus présents et importants, comme le témoigne l’essor de la chaîne YouTube Hugo Décrypte, lancée en 2015 par Hugo Travers, alors étudiant à Sciences Po. L’objectif de son format est d’expliquer l’actualité à des jeunes, âgés de 15 à 25 ans. « L’une des causes de la défiance, c’est que beaucoup de jeunes ne suivent pas les informations. Avec ma chaîne, j’essaie de leur apporter un certain contenu d’information », explique le jeune homme de 21 ans.

Sensibiliser les jeunes

Former pour comprendre de quelle manière les médias fonctionnent est également un enjeu pour lutter contre cette haine. Créé il y a quarante ans, le Centre de liaisons pour l’éducation aux médias et à l’information (Clémi), promeut l’éducation aux médias sous différentes formes. « Zéro Cliché », par exemple, est un concours ouvert aux écoliers, collégiens et lycéens, qui prône la déconstruction des stéréotypes sexistes à travers la production de contenus journalistiques. Serge Barbet, directeur du Clémi, placé sous la tutelle du ministère de l’éducation, estime la mission nécessaire. « Quand on apprend à faire la différence entre une bonne information et une manipulation, on évite déjà un certain nombre de pièges. C’est ce qui permet de devenir un citoyen éclairé. » Des initiatives existent aussi localement. En Indre-et-Loire, l’association Jeunes reporters (8-13 ans et 13-18 ans) a été créé en juin 2017, suite à un projet scolaire datant de 2007. Le but est de « faire découvrir le journalisme, apprendre à écrire pour les autres, mais aussi aller jusqu’au bout de leur démarche », explique Gaëtan Després, qui encadre les jeunes. Les médias prennent également des initiatives pour l’éducation. Estelle Cognacq, directrice adjointe de la rédaction à France Info, insiste sur cette thématique, selon elle « incontournable ». « On organise de nombreuses rencontres entre les journalistes et les classes. Il y a une nécessité pédagogique de la part des médias d’aller vers les jeunes et de démystifier notre métier. »

Une haine qui a traversé les siècles

Mélina RIVIERE et Suzanne RUBLON

[LE RÉSUMÉ] : « #Lesmédias. Atelier de recherche : la détestation des journalistes, une vieille histoire »

La détestation des journalistes,une vieilles histoire_Cred Laurent Théoret

(Photo : Laurent Théoret)

Animé par Isabelle Marcin-Garrou, professeure en sciences de l’information et de la communication à Sciences po Lyo ; avec Claire Blandin,  professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13 ; Gilles Bastin, professeur de sociologie à l’université Grenoble Alpes et Alexis Levrier, maître de conférences à l’université de Reims, chercheur associé et spécialiste de l’histoire de la presse.
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Rémy Buisine : « La défiance envers les médias existe depuis longtemps »

(Photo : @remybuisine)

Le reporter du média social Brut, Rémy Buisine s’est fait remarquer grâce à son traitement des manifestations des Gilets jaunes. À travers ses Facebook Live et ses vidéos, le journaliste est très apprécié des acteurs du mouvement. Il nous explique comment Brut est différent des autres médias.

La Feuille : De quelle manière Brut s’est-il imposé comme un média différent des autres ?

Rémy Buisine : Le premier point est que Brut n’est que sur les réseaux sociaux. De plus, on n’est pas là pour donner notre avis sur l’actualité. L’objectif est de créer une conversation sur un sujet. On fait notre travail de journaliste : celui de rechercher les infos, de mettre en contexte les choses, que ce soit via les sujets ou les live. Comme on est un média directement connecté avec ceux qui nous suivent, on a leur retour en temps réel et des conversations peuvent se créer avec des gens qui sont d’accord ou non. Mais nous, on n’intervient jamais dans ces conversations. On a cette chance, grâce aux nouvelles technologies, d’avoir ces commentaires, ce qui fait qu’on est connecté avec notre audience et cela peut influencer la manière dont on fait le direct. Ce qui est important, c’est de comprendre qu’on ne travaille pas pour nous, on travaille pour ceux qui nous suivent.

Ressentez-vous cette défiance, cette haine, qui monte envers les journalistes ?

R. B. : Pour les historiens et les sociologues, cette défiance n’est pas nouvelle. Mai 68 était une époque où il y avait un très fort mouvement social et la défiance était très présente. Maintenant elle a peut-être tendance à s’exprimer sous des formes différentes, notamment grâce aux réseaux sociaux. Ce qui fait qu’aujourd’hui, la moindre erreur d’un journaliste, le moindre sujet, prise de parole qui pourrait être un peu contestable ou contesté, va être tout de suite découpé, partagé sur les réseaux sociaux des milliers de fois. Cela va renforcer le climat de défiance. Le moindre fait est scruté par tout le monde et il y a beaucoup plus d’écho qu’il pouvait y avoir à l’époque. Avant, quand un article était contesté, ça se discutait au comptoir du bar ou au marché. Mais avec les réseaux sociaux, il y a vraiment un effet démultiplicateur.

Pensez-vous être une solution pour lutter contre cette haine ?

R. B. : Il n’y a pas de solution magique. Cette défiance envers les médias semble exister depuis des décennies. De nombreuses personnes ont essayé de trouver des solutions, sans forcément réussir à enrayer cette dynamique. Le point le plus important aujourd’hui, c’est le dialogue. Cette défiance part surtout de préjugés sur notre travail et la façon dont fonctionnent les rédactions. La plupart du temps, les journalistes qui ont été agressés, l’ont été, non pas à cause de leur travail, mais par rapport aux médias qu’ils représentaient. J’ai eu la chance, dans le mouvement des Gilets jaunes, de pouvoir discuter avec des gens qui ont cette défiance envers les médias. Il y a une frange plus extrême qu’on ne réussira pas à réconcilier, c’est sûr, mais pour d’autres personnes, ouvertes au dialogue, il y a une possibilité de discussion. Cela ne va pas forcément jusqu’à convaincre, mais au moins expliquer notre travail et les difficultés qu’on a sur le terrain. Parfois, juste expliquer, permet d’aplanir des tensions.

« Le dialogue c’est vraiment le point sur lequel j’insiste »

Comment sensibiliser un plus grand public au travail du journaliste ?

R. B. : Ça peut être à travers des conférences ou une émission de télé. Mais il faudrait un média capable de porter ça. Ça pourrait aussi être via des supports numériques. Pas forcément sur Brut parce qu’on n’est pas dans cette idée de programme. Ou via des Facebook Live, ça ouvrirait une place importante aux débats. C’est une bonne idée de faire des conférences et qu’elles soient parfois retransmises sur internet. Ça permet d’avoir un double public. Le dialogue c’est vraiment le point sur lequel j’insiste. Je me rends compte qu’il y a beaucoup d’idées reçues sur le travail du journaliste.

Brut est axé sur les directs et les réseaux sociaux. N’y a-t-il pas un risque d’avoir des fake news dans les commentaire ? Comment luttez-vous contre cela ?

R. B. : Ce n’est pas parce que je suis en direct que je ne peux pas prendre de recul sur certains événements, informations dans les commentaires ou sur ce que je viens de voir. Tout simplement parce qu’à côté de ça, j’ai une rédaction qui peut m’envoyer des informations, via des agences, d’autre médias, ou par des sources personnelles comme les pompiers ou la police. J’ai un deuxième téléphone qui me permet, quand une information tombe, ou s’il y a une tendance qui ressort, de pouvoir la vérifier.

Que pensez-vous du rôle de l’éducation aux médias ?

R. B. : C’est un travail de générations en générations. Cela serait génial d’avoir des journalistes qui interviennent dans les collèges, et les lycées. Pour plein de choses : éduquer comment on s’informe, comment on évite les fake news ou les théories du complot. Quand on parle de la défiance envers les médias, il faut élargir la pensée. Cette défiance part aussi de la façon dont les gens s’informent, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, n’importe quelle personne qui tweete quelque chose alarmant va être retweetée. Les gens ne vont pas vérifier l’info. Cela va parfois jusqu’à créer un sentiment de défiance car certains disent : « Regardez, lui, il donne cette info mais les journalistes n’en parlent pas. » La réalité c’est qu’on n’en parle pas parce qu’elle est fausse. Le but serait que les citoyens qui arrivent sur les réseaux sociaux puissent avoir tous les outils en main, mentalement et intellectuellement, pour faire le tri entre ce qui est vrai et faux.

Propos recueillis par Mélina RIVIÈRE et Suzanne RUBLON.

[EN PLATEAU] Benjamin Bousquet, journaliste à France Info

Journaliste à France Info, Benjamin Bousquet est l’auteur du livre Journaliste, l’ennemi qu’on adore (Editions du Panthéon, 2017). Interrogé par Noé Poitevin sur le plateau de l’EPJT, il revient sur la défiance envers les journalistes et sur leur crédibilité dans les médias. Il livre aussi son point de vue sur notre enquête « Journalistes : détestés et admirés ».

 

La radio : sur les ondes de la confiance

La radio média de confiance

Selon le neurologue Michel Logak, « l’audition est très liée au langage, on a peut-être plus de recul sans la vision ».

La radio est le média le plus crédible pour les Français. Rapport au son, à l’histoire, aux habitudes du quotidien : les pistes sont nombreuses pour expliquer ce succès.

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